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Mémoires d'une vieille fille

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XXVII
L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ

M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper son nom, parce que cela lui semblait faire une marche de noblesse, ancien sellier, ancien candidat au Conseil municipal d’Orléans, était en mauvais termes avec M. Maunoir, banquier, son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas. La plus ancienne, la plus largement humaine, c’était la différence des fortunes, « du train », comme disait M. Le Bidon, des situations mondaines, des libertés qu’elles autorisent. Justement M. Le Bidon ne se sentait presque jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires. Autrefois, oui, il l’avait été, avec ses ouvriers qui travaillaient avec lui et l’appelaient familièrement « beau-père », avec ses clients mêmes, qu’il recevait avec une obséquiosité impertinente, ayant lu, dans des journaux, des tirades qui lui plaisaient, contre « ceux qui consomment et ne produisent pas », et souffert, par ailleurs, d’assez nombreux retards dans le payement de ses factures. La vogue de l’automobile l’avait décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait plus et ne vendait plus, les sujets de conversation lui faisaient défaut. Sauf à la chasse au chien courant, où, solitaire et bruyant, il donnait de la voix autant que son basset ; sauf quelques heures, chaque jour, passées au café, parmi des habitués que sa ponctualité rendait déférents, il trouvait la vie monotone et de lustre médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre. Il ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son cousin, qui savait nouer une cravate, qui savait marcher, parler, juger un cheval sans le toucher, rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration, conclure un marché en deux minutes, comme si les choses à vendre avaient toujours une étiquette avec un prix marqué, et qui disait, saluant de la main : « Bonjour, Bidon ! » allusion, peut-être, au petit ventre de l’ancien sellier, expression fâcheuse, en tout cas, et que M. Maunoir accompagnait parfois d’un « mon ami », qui doublait la blessure. Il y avait, pour les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de l’autre. A combien de Marienbad, M. Le Bidon eût été boire, s’il eût cru qu’un verre d’eau rétablirait l’égalité des formes ! Il y avait surtout l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir aîné.

M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à Paris, et qui y passait encore deux mois chaque année, habitait un château voisin de la ville, prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant les plaines, un domaine à souhait. Les héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle un goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient à embellir le parc où l’un deux vivrait, où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir. Les cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de venir toujours comme une réplique et de manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins bien reçus. Le banquier donnait-il une chevrette vivante, avec un kiosque couvert en paille et trois cents mètres de clôture ? Le Bidon envoyait un basset allemand, long comme la chevrette, et deux canards du Nyanza, qui portent une crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il à M. Maunoir aîné un grand vase décoré pour orner la pelouse au midi ? l’ancien sellier demandait la permission d’offrir un lion de fonte, avec le piedestal. M. Maunoir aîné faisait preuve, devant ses futurs héritiers, d’une rare liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité. Il n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent à parler de leurs dispositions testamentaires. Lui, il les répétait, il les expliquait aux intéressés, non pas toutes, ni même les principales, mais les plus délicatement pensées, et celles qui témoignaient de la parfaite connaissance qu’avait de chacun d’eux ce petit vieillard maigre, rouge de teint, blanc de cheveux, prodigue de paroles, bavard prudent et magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu mondain :

— Tu portes mon nom, mon cher, et c’est pourquoi je te destine mon argenterie, qui est marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces, notamment ces deux légumiers ciselés, qui rappellent la fameuse vaisselle plate des Bragance…

— Oui, mon bon oncle.

— J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel je confiais ce détail…

Il disait à l’ancien sellier :

— Mon brave, tu auras mon coupé, avec les harnais, bien entendu : c’est presque une restitution. Et vois comme il te convient : tu commences à t’alourdir ; il est moelleux comme une couette. Moi qui dors difficilement, je dors là en ouvrant la portière.

Il y avait donc un testament.

M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel ; il oubliait d’attribuer le domaine, de partager ces valeurs mobilières dont il devait avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense qu’il faisait. C’était là son tort, aux yeux des héritiers. Mais le bonhomme devait avoir ses raisons. Il ne recevait pas seulement les prétendants, mais leurs femmes et leurs filles, qui l’embrassaient, qui le prenaient pour confident, qui l’amusaient, et qui cependant, chez lui, séchaient d’ennui, comme une laitue verte dans la cage d’un oiseau.

Une seule inquiétude, lancinante, traversait parfois l’esprit de M. Maunoir, banquier. Le cher oncle ne léguerait-il pas une somme importante à cet autre neveu, ce petit-neveu, orphelin de père et de mère, qui venait d’acheter le greffe de la justice de paix du canton ? Un pauvre diable, qu’on ne voyait jamais à la Jodelle, un demi-bossu, demi-boiteux, demi-bègue, que ses infirmités mêmes et son éloignement pouvaient rendre dangereux. A quoi, à qui ne peut pas songer un homme aussi généreux, aussi fort occupé de son propre héritage que M. Maunoir aîné ?

M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière. A peine la nouvelle avait-elle été télégraphiée à Orléans, les deux héritiers se rencontraient dans l’antichambre de la justice de paix. L’ancien sellier arriva le second, essoufflé bien qu’il fût venu en fiacre, et hirsute d’émotion. Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette désinvolture qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant cette fois tout son nom :

— Tu viens, comme moi, pour demander les scellés, mon cher Le Bidon. Je crois, en effet, que c’est une bonne précaution, à cause du garde, à cause de ce ménage douteux…

— A cause de tout ! répondit durement Le Bidon.

— Tu as peut-être raison. Mais je vois que tu es plus pressé que moi aujourd’hui. Tu arrives le second ; passe donc le premier.

M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait, en l’absence du juge de paix, le greffier, qui ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament, et qu’il en connaissait les clauses. C’était un pluriel hasardé. Pour appuyer son droit, pour se rendre favorable le greffier, et pour le consoler de ne point avoir part dans la fortune de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans la main deux gros écus de cinq francs, et murmura :

— Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie sur la cire : je me défie.

Le banquier Maunoir fit de même, et donna vingt francs, mais en s’excusant sur les dépenses qu’entraîne une vacation. Le greffier prit le louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait le remerciement.

Et l’après-midi, la justice se transporta à la Jodelle. M. Maunoir, venu en automobile, l’attendait ; M. Le Bidon était annoncé ; le garde-chasse avait mis sa plaque, sur laquelle était écrit : « La loi ». Gravement, le garde, ouvrant les portes devant le juge de paix, le greffier, les héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda à une recherche sommaire des « dernières volontés » de M. Maunoir aîné. On ne trouva rien dans le cabinet de travail, rien dans la chambre, rien dans la crédence en ébène du grand salon. Les héritiers devenaient nerveux. L’homme de loi, qui n’avait pas, jusqu’alors, adressé la parole à ce garde inquiétant, au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool, demanda :

— Garde, vous ne savez rien ?

Le garde se redressa, rectifia la position, leva la main…

— Ne jurez pas, c’est inutile…

— Alors, mon juge de paix, je dirai simplement qu’il est sous la Vénus en bronze du salon.

Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir aîné, et il était là dans une enveloppe non fermée.

Ce fut une minute tragique. Au milieu du salon, sous le lustre, le juge de paix parcourut des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un sourire bref qu’on put prendre pour un tic. Puis, déclarant qu’il n’agissait qu’à titre officieux, et bredouillant pour le mieux faire paraître, il donna lecture des dispositions principales du testament. M. Maunoir aîné avouait…

— Garde, retirez-vous ! dit M. Le Bidon.

M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout son capital mobilier « en viager ». Il ne s’excusait pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les meubles « sans aucune exception ni réserve », à la ville de Romorantin, sa cité natale.

M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura, comme autrefois, quand un de ses ouvriers lui gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien d’abord. Il était pâle ; il domptait la rancune que l’autre avait lâchée. Après un moment, il fit un signe de la main.

— Tais-toi, Bidon, dit-il ; ce qui nous arrive est une aventure commune : les hommes héritent toujours les uns des autres, mais jusqu’à la dernière heure, on ne sait pas quel aura été le bénéficiaire, des vivants ou du mort. Nous nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur la personne. C’est lui qui a hérité tout le temps !

Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir aîné.

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