Mémoires d'une vieille fille
II
UNE VIE
7 février 1887. — Jour d’hiver, très peu de vent, mais une brume glacée, traîtresse, impossible à fuir, qui pèse sur le corps et sur l’âme, qui est chargée de mort, comme d’autres nuages sont chargés d’électricité, comme l’air du printemps est chargé de vie. La boue de la rue se dissout lentement, elle devient pareille à de la graisse d’essieux, et toute la chaussée en est enduite, et les voitures qui passent y laissent une trace couleur de fer, comme des rails. Les promeneurs l’évitent autant qu’ils peuvent. Mais les petits qui ramassent le charbon y pataugent et y plongent les deux mains. Ce sont les glaneurs noirs, quatre enfants, deux de douze ou treize ans, peut-être plus, — on ne sait jamais bien l’âge quand la misère s’associe à la vie, — une petite fille de neuf ans, un petit gars de quatre ou cinq. Ils suivent une file de lourds tombereaux qui portent à une usine sa provision de houille, et quand un fragment se détache du chargement cahoté et tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche, tous ensemble, presque sous les roues, jusque sous le pied des chevaux, et saisissent le morceau de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu à la ceinture, excepté la petite fille, qui tient son sac à la main. Elle m’intéresse plus que les autres, parce que je puis plus aisément m’occuper d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles comme moi ont une réserve de tendresse à dépenser, et c’est heureux, pour tant de créatures qui, sans elles, n’auraient jamais été aimées. Je me mets à suivre les tombereaux, moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a bien cette physionomie de l’enfant sans mère, que je reconnais de loin à présent que j’en ai tant vu de près ! Elle dort mal, elle mange mal, elle est abandonnée, elle est vicieuse, je le devine à son petit visage de chèvre, tout pâle, marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes, et à la violence de son geste quand elle pousse le plus petit de la bande pour attraper avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà du défi et de l’insulte, quand les plus grands lui parlent, et à ses vêtements, qui n’ont jamais été réparés ni lavés. Ont-ils même été cousus solidement une première fois ? La robe, de mérinos noir, remonte à droite, descend trop bas à gauche, et forme en arrière un paquet de plis, comme une queue qui traîne sur les talons et dans la boue. Tiens, elle a de jolis cheveux, blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille et foin. Il y a de l’or là-dedans.
Peut-être aussi dans l’âme ?
J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils ont monté une rue de faubourg, pavée, étroite, où le charbon coulait, du haut de ces gros tas ambulants, en menus grêlons qui faisaient des sillages. Les quatre enfants ne s’arrêtaient plus de se baisser et de se redresser. Tout à coup, les voitures tournèrent à angle droit, une porte s’ouvrit à deux battants, comme mue par un ressort devant la première, et se referma dès que la dernière fut entrée dans une cour déserte entre deux murs. Les petits demeurèrent un moment immobiles, regardant cette barrière ; puis ils mirent leurs sacs dans le fossé et les trois garçons escaladèrent la haie d’un champ qui commençait à trente pas de là. Je m’approchai de la petite fille, qui était lasse et qui respirait vite, le dos appuyé contre un arbre.
— Comment t’appelles-tu ?
Elle répondit, avec l’évident désir d’être débarrassée de moi :
— Georgette.
— Est-ce que tu cours les rues, comme cela, tous les jours ?
— Non, les jours de charbon seulement.
— Tes frères ne suffiraient pas ?
— C’est pas mes frères, c’est des gars. Je n’ai de frère que le petit.
— Ton père n’a donc pas de travail ?
Elle se tut.
— Ta mère non plus ?
— Elle est poussive.
Je sentis au cœur, comme une blessure, l’écho de cette parole animale. L’enfant eût dit de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une truie ou d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs aucune intention d’injurier sa mère ou de m’étonner. C’était le mot de son monde et de son palier. Je demandai : « Où demeures-tu ? » Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son regard. Elle écoutait, ardente, le cou tendu, les cris des trois gamins qui devaient suivre une haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle courut vers la même brèche, et sauta dans le champ pour les rejoindre.
Mai 1890. — Je suis restée trois ans sans avoir de nouvelles de Georgette. Elle m’avait donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a empêchée de pousser plus loin mes recherches. J’ai tant d’autres clients, de ceux qui reviennent et de ceux qui passent, de ceux qui passent surtout ! La misère est si mobile de cœur et de logement ! Je n’avais pas oublié, cependant, la glaneuse de houille. Je la rencontrai un jour, inopinément, dans une maison où j’allais souvent, où je ne me doutais pas que sa mère habitât depuis plusieurs années. Elle me reconnut la première, et en ressentit une espèce de joie qui éclaira son visage de petite chèvre blanche. Je la trouvai grandie, trop grande pour son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit bonjour. Nous étions au bas de l’escalier, dans une maison de banlieue, pas encore vieille, pas encore sale, derrière laquelle on voyait, par la porte entr’ouverte du corridor, un jardin divisé en six, des choux presque partout, et un tréteau chargé de linge mouillé qui s’égouttait.
— Tu laves ?
— Je fais tout ; « elle » ne peut rien faire. Quand je suis rentrée de l’école, j’en ai, oui, du travail, et le matin, c’est la soupe, les lits… Heureusement qu’on n’en a pas chacun un.
Il y avait dans le ton cette colère, cette envie de s’échapper, cette révolte qui sont des signes de la grande ignorance. Nous causâmes de l’école. Elle ne cessait point de regarder du côté du jardin. Le soleil oblique dorait les choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait, les plumes toutes soufflées de bien-être, répétant : « Qu’on est bien ! qu’on est bien ! » Georgette était parmi les premières de sa classe. Je devinai qu’elle avait envie de me le prouver et je l’interrogeai. Elle savait tout : « François Ier, 1515-1547 ; Henri IV, 1589-1610, assassiné par Ravaillac le 14 mai 1610 ; bataille de Wagram, 5 et 6 juillet 1809 ; présidence de M. Grévy, 1879-1887 ;… le volcan de Popocatépelt, dans les Montagnes-Rocheuses. » Elle souriait, en dessous, de tant d’autres choses qu’elle aurait pu répondre. Je lui demandai.
— Sais-tu que tu as une âme ?
Elle leva les épaules, sans trop marquer le geste.
— A quoi cela sert-il ?
— A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement. Tu ne peux comprendre ce que tu gagnerais, même en courage et en joie, dans ta vie rude, à savoir que tu as une âme et un Dieu.
Pour la première fois je vis ses yeux, qui se levèrent sur les miens. Ils étaient bleus, une lueur de tendresse étonnée passait à la surface, et il y avait de l’ombre tout au fond. Ce fut l’ombre qui gagna. Le regard devint dur, parce que le cœur se fermait.
— Bah ! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend, ces choses-là ?
Nous causâmes encore une demi-minute, puis le rappel du temps, et la mauvaise défiance contre moi, et d’autres passions inquiètes la mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en désordre, fila le long du corridor, descendit deux marches, et j’entendis le premier coup du battoir.
J’appris, quelque temps après, qu’elle avait été trois fois au catéchisme de la paroisse, « pour faire plaisir à la demoiselle ». Mais elle s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et l’une des moins brillantes. Elle ne revint pas. On me raconta aussi que la famille avait changé de maison, et que Georgette était entrée « en fabrique ».
8 septembre 1900. — Je me promenais, hier, sur le trottoir d’une grande avenue plantée, et je jouissais vivement de la douceur de l’air, et de la physionomie détendue, et de la flânerie de ceux qui se promenaient comme moi. Les dimanches de septembre nous font voir une ville que nous ne voyons ni si bien ni si complètement aux autres mois, une ville presque homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en cache beaucoup de laids. Mais, en septembre, les jolies plumes, les jolis rubans, les jolies pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc à observer cette foule toute populaire et à suivre l’étonnante descente de la mode à travers les classes sociales. La ville n’a plus que les petites copies à bon marché. Quand on voit la dernière transformation de ce qui fut une idée de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui monte aux lèvres, du moins pas aux miennes. Il faut se consoler en regardant les visages et le contentement d’être belle, si répandu. Je songeais ainsi, quand un couple me dépassa. Le fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe, plus petit que la femme, amenuisé et réduit par l’alcool. Il paraissait très tendre, riait beaucoup sans aucun embarras, et ostensiblement serrait le bras ou la main gantée de sa compagne. Georgette était gantée : des gants de Suède couleur paille. Elle avait un chapeau d’au moins neuf francs soixante-quinze, de ceux qui ont du velours demi-soie et des roses demi-fines. Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu qu’on fût très sage, très digne, très fier pendant cette promenade. Mais elle pardonnait tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait et qui représentait pour elle la vie plus libre, peut-être même la vie oisive, ce grand rêve des pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux, séparés en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants, ressemblaient à deux ailes de perdrix. Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient la joie rapide et la regardaient passer. Il y avait des femmes qui se détournaient après l’avoir considérée, à cause de l’émotion que font ces choses quand on se rappelle. Georgette m’avait reconnue. Mais il lui déplaisait sans doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle me frôla l’épaule, fit semblant de s’intéresser à un groupe qui chantait, très loin, en avant, et ne salua pas.
Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y avait derrière elle, traînant la jambe, un couple de vieilles gens, oncle et tante, cousins ou amis, que les fiancés emmènent très souvent avec eux dans ces promenades de la veille, et qu’ils font boire dans les auberges.
16 mars 190… — Ce matin, j’allais vite, je traversais une petite rue toute bordée de boutiques minuscules, qu’entaillent des couloirs sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt mètres, sur des cités ouvrières. Une femme, débouchant par un de ces chemins d’ombre, me heurta légèrement et, nerveuse, dit : « Pardon, madame, j’ai de si mauvais yeux ! » Nous nous regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux mains se tendirent vers les miennes pour m’entraîner, et je vis les lèvres qui reprenaient :
— Venez ! oh ! venez, j’ai de la peine pour deux !
On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra avec moi dans l’ombre et je l’écoutai se plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants étaient une lourde charge, et elle ne savait pas de métier, et la fabrique retient si longtemps dehors ! Les mains ne me lâchaient pas ; les yeux ne me quittaient pas. Elle se jetait vers moi, dans sa détresse, parce que, treize ans plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de sa pauvreté.
Nous causâmes intimement, surtout de ses enfants, et des projets qu’elle me confierait en détail quand je viendrais la voir chez elle. Je promis.
— C’est que, fit-elle en me reconduisant au jour, moi je ne suis pas bien, vous savez… Voyez comme j’ai la peau blanche ! Je suis…
Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se souvenait, elle dit :
— Je suis poussive, comme l’autre.
Elle ajouta, très bas, en me quittant :
— Ça serait peut-être le moment de m’apprendre les choses que je ne sais pas, puisque ça ne sert pas seulement à vivre…