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Mémoires d'une vieille fille

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XXI
LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE

Sébastien Courlot était quelque chose comme vétérinaire ; mais c’est là un titre qu’on ne lui donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres ? Possédait-il un diplôme ? Nul n’aurait su le dire aussi bien que lui, mais il n’en parlait pas. Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du bourg où sa maison était tapie, bonne dernière, au ras de la mare où on lave, il était « le mégeyeur ». Et tout le monde sait, depuis la banlieue de Paris jusqu’au plus profond des campagnes, que le mégeyeur peut avoir une jolie carriole peinte en rouge, ou même un cabriolet dansant comme un sommier, un cheval fin, des poules, une étable, des rentes : jamais il n’aura la situation d’un homme considérable, je veux dire qui tient à la terre par la semelle de ses deux sabots. Le fermier se défie de l’homme qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles ? On donne des poudres à celles qui enflent ; on met aussi des poudres dans la boisson de celles qui maigrissent : n’est-ce pas singulier ? Le mégeyeur connaît tous les troupeaux ; il a dans son esprit le compte des moutons, comme un chien de berger ; les bouchers l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des demi-heures, accoudés à une barrière ; on le voit ici et on le voit là : un homme qui a tant de relations en dehors de la commune n’en a pas que de bonnes ; il échappe au contrôle ; il n’est pas dans l’horizon ; il n’est pas sûr.

Bien peu de gens du bourg, ou des fermes, étaient d’une mine plus engageante que Sébastien Courlot, un homme qui avait la bouche relevée aux angles et faite en croissant de lune, tant il riait souvent ; des joues pleines, vermillonnées par l’alcool et par l’hiver beauceron ; un petit nez décidé, lisse et râblé comme une tuile vernie, et des yeux qui n’avaient jamais l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât : « Votre brebis va mieux », soit qu’il prophétisât : « Je ne crois pas qu’elle broute longtemps. » Il était grand, tout rond de corps, portait un chapeau à larges bords, des cravates d’un ton toujours vif, et, par-dessous sa blouse, de bons complets de drap qu’il faisait venir d’Elbeuf. On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était point. Mais comment le croire ? Un homme qui ne soignait pas seulement les bêtes, qui « s’attaquait même au monde » ? Oui. Courlot donnait des consultations. Il était guérisseur, il avait un secret. Quand un chrétien souffrait d’une péritonite, il n’appelait pas le médecin du chef-lieu de canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans : il envoyait querir le mégeyeur. Courlot arrivait au trot de sa jument, entrait dans la maison, mettait à nu le ventre du patient, le palpait de sa main potelée, souple et savante, et se retirait en disant : « Ça ne sera rien ». Le plus curieux c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On m’a cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai même demandé au mégeyeur de m’expliquer son procédé.

— Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une chose, c’est la manière dont je l’ai appris. J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre autour de Metz, dans l’armée du maréchal. Nous avions marché longtemps ; nous étions exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre, avec trois camarades, une auberge. L’hôtelier met sur la table une bouteille de vin, je remplis les verres, j’allais boire, quand la porte s’ouvre, et un coureur, un chemineau, aussi trempé, aussi crotté que nous, se faufile dans la salle. « Qui est-ce qui me donne à boire ? » Personne ne répond. « Qui est-ce qui me donne à boire, je le récompenserai ! — Plus souvent ! » disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur verre de vin. Moi, je commence aussi à boire, puis je m’arrête. « Tiens, que je dis, il y en a pour deux. » Alors, quand il eut bu, le chemineau fit claquer sa langue, et me demanda : « Viens dehors que je te parle ! » Je ne sais pas pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna ce qu’il savait. Et quand il eut fini, il rouvrit lui-même la porte, et dit : « Rentre à présent ; moi je m’en vas ; pour ton verre de vin, c’est la fortune que je t’ai donnée. »

Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende courait. Malheureusement il y en avait une autre, une plus ténébreuse. A certains moments de l’année, deux fois, trois fois, « c’est selon » disaient les gens, cet homme gras maigrissait ; il se mettait au lit ; ses traits s’altéraient profondément ; pendant une semaine il ne recevait personne ; on assurait même qu’il ne goûtait plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait toujours en cave une provision, et qui souffle hors de la bouteille, quand on tire le bouchon, un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain d’encens. Il était malade, direz-vous ? Voilà justement l’affaire. De quelle maladie ? Pourquoi n’appelait-il jamais le médecin ? Pourquoi ne laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il en avait ? Pourquoi s’alitait-il précisément dans le même temps où Le Harquelier, le berger de la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables, et se jetait, farouche et ployé en deux, sur la litière de ses brebis ?

La campagne se tait, mais elle observe tout. Le berger habitait la grande ferme qui est à la limite des bois. Il avait un âge, assurément, mais lequel ? On savait que ce pauvre gars, en 1900, un soir de mai, s’était offert comme berger avec son chien, un chien noir aux yeux verts. On ne lui avait rien demandé, sinon le prix qu’il voulait. Et déjà, à ce moment-là, Le Harquelier, rongé par la misère qui est une fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent, perclus par l’immobilité, le silence et l’espace, ressemblait à une de ces truisses de saule, oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut dire : « Elle est jeune ; elle est vieille. » Son regard fuyant, brumeux, perdu, n’était compris que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le Harquelier, lentement, parcourait la plaine, tantôt en avant, tantôt en arrière de ses moutons, que la peur du chien et du berger maintenait en cercle. Sa limousine sur le dos, comme un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait de perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la laine.

On ne l’entendait jamais parler. Deux ou trois fois seulement, chaque année, il geignait, il restait le matin couché dans la bergerie, sans vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la Porchée, qui n’est point un méchant homme, et qui allait visiter son berger et lui demander : « Veux-tu ta soupe ? » avait remarqué que, ces jours-là, Le Harquelier avait les jambes qui tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts d’eau et de boue, comme quelqu’un qui a couru la nuit.

Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir de réponse. Un jour pourtant, comme il questionnait encore, avec des paroles amies, son berger à demi mort sur la litière des bêtes, il vit celui-ci se redresser ; il se sentit frôler par le regard qu’on ne rencontrait jamais ; il entendit une voix forte et basse :

— Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais pas ?

— Peut-être bien, dit le patron.

— Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir peur. Trouve-toi, cette nuit, à deux heures, au carrefour du Chêne. N’amène personne avec toi : on ne te fera pas de mal.

— Vous serez donc plusieurs ?

— Nous serons six, dont tu connais deux au moins. Trois prendront la gauche ; trois prendront la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche. Tu ne parleras pas ?

— Non.

— Ni à présent, ni plus tard ?

— Non.

— Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer, tâche de me tirer du sang !

Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré. Il fit cependant ce qu’il avait promis. Avant deux heures du matin, par un grand froid de fin d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il n’avait pas oublié d’emporter sa fourche d’acier bleu. Tous les bois étaient couverts de gelée, et pas une feuille ne remuait. Au premier coup de deux heures, il entendit : « Gniaf ! Gniaf ! Gniaf ! » mais sans rien voir. Au second coup, il vit venir dans le chemin, trois de chaque côté, six petits chiens couleur de fougère morte, bas sur pattes, crottés, fourbus, tirant la langue, et qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite d’un gibier qui ne se montrait pas. Le fermier eut peur. Il se gara au milieu de l’allée. Comme le dernier allait passer devant lui, de toute sa force il lança la fourche, qui atteignit le chien au jarret.

Un hurlement lui répondit.

Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit plus que cinq chiens qui entraient dans l’ombre et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à côté de lui, son berger Le Harquelier, qui boitait, et qui saignait, blessé au mollet.

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Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois, je raconte à mes neveux les histoires que j’ai surprises, les secrets les mieux gardés qui soient au monde : ceux de la campagne superstitieuse.

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