Mémoires d'une vieille fille
XIX
LE DRAME DE KERFEUN
Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de l’empoisonnement de la Bretagne par l’alcool.
Ah ! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y a huit jours ! Vous devez l’avoir éprouvé comme moi : ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où tout cela est tombé. On peut n’y pas penser, quand l’être est totalement dégradé. Mais quand un de nos clochers à jour s’écroule, les pierres qu’on ramasse dans la boue, si profonde qu’ait été la chute, ont encore un côté sculpté, ou bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen qu’avait semé le vent du large. Cela est cruel à voir !
Vous vous rappelez mon vieux logis, tout bas, qui n’a de noblesse que ses touffes de lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres sans art, sa terrasse en avant, plantée en verger, et, en arrière, l’avenue d’ormes, si large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui, qu’à de menus chemins errants, dilués dans les blés noirs. Je me promenais, au commencement de l’avenue, jeudi soir, et je regardais, entre les arbres, mes champs dévorés de soif, quand je vis accourir à moi, de très loin, un homme qui levait son bâton, toutes les trois ou quatre enjambées, et qui criait :
— Monsieur le maire ?
J’allai à sa rencontre.
— Monsieur le maire, il faut venir vite à la ferme de Kerfeun : il y a un malheur !
— Quoi donc ?
— La mère qui a été tuée ! Elle est dans la grange ; je l’ai vue, la pauvre ; on ne l’a pas touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit : va le prévenir, il faut qu’il vienne.
Je partis aussitôt, avec le messager, marchand de bœufs et de porcs bien connu dans le pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre, à l’extrémité, un sentier qui descendait le long des ajoncs. La ferme de Kerfeun est distante d’environ deux kilomètres de chez moi, et située précisément à la limite de mes terres. Pendant le trajet, le marchand de bœufs, essoufflé par la course et prudent d’ailleurs comme tous les paysans qui savent un mauvais secret, ne parla presque pas, et, dès que nous arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant une affaire qui l’appelait à la prochaine gare, il me laissa. J’avais appris seulement que la vieille femme avait été frappée au retour de la foire, dans la cour même de la ferme, et qu’elle était allée tomber sur un tas de trèfle sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait tuée ?
C’était à moi et à la justice de découvrir le meurtrier.
Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les fermiers de Kerfeun, depuis des temps très anciens, abritent leurs meules de paille et leurs barges d’épines, puis la cour éclairée par la lune et déserte. J’avais en face de moi les bâtiments, qui forment un angle droit, habitation à gauche et étables à droite. Au bout des étables, sous le même chaume verdi par la pluie, je reconnus la grange, dont la porte était grande ouverte. Mais la ferme semblait abandonnée. Pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un animal tourmenté par les mouches ; pas une lumière aux fenêtres. J’appelai. Quelques secondes s’écoulèrent.
On m’attendait. Une flamme courut sur les vitres de la salle commune, à l’endroit où la maison se soude avec les étables, et le fermier Jobic sortit, portant une lanterne qui n’était pas utile. Il marchait droit. Il était en pleine lumière. Je voyais son visage long et rasé levé vers moi, sa bouche mince et serrée, son nez tombant, ses yeux couleur de graine de foin, et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux taillés court, et coiffés d’un feutre large, posé en auréole. Jobic avait encore sur les épaules la blouse de coton bleue, très courte, que les Bretons mettent souvent par-dessus leur veste, quand ils voyagent.
— Mène-moi là où elle est !
Il porta la main gauche à son front, et cacha ses yeux, tandis que la poitrine se soulevait, comme s’il allait sangloter. Mais, quand il rabaissa la main, il n’avait pas pleuré ; la figure grimaçait seulement.
— Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu as bu ?
— Presque pas, monsieur le maire, je vous le jure !
— Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi.
Il se dirigea vers la grange, lentement, et, comme elle était ouverte, il alla droit au tas de trèfle, et, se baissant, il écarta une loque, couverture trouée ou manteau de roulier, je ne sais pas bien, qui cachait le cadavre de sa mère. Le corps de la vieille femme était ployé en avant, les bras étendus et les mains ouvertes, le visage enfoui presque entièrement dans l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les cheveux étaient mêlés et collés par le sang.
Jobic regardait ce spectacle de mort sans attendrissement, et sans horreur. Il semblait que chez lui tout sentiment naturel fût aboli, et tout souvenir, et toute intelligence de ce qu’avait été, pour lui, cette pauvre créature qui gisait là, entre nous. Une seule préoccupation obsédait son esprit : le souci que rien ne fût changé dans l’attitude de la morte avant l’arrivée du juge. Comme j’avais écarté un des bras, pour mieux voir le visage, il prit à son tour, sans émotion, cette main qui l’avait bercé, et la remit à l’endroit où elle était auparavant.
Cependant, il respira quand il fut dehors, dans la lumière de la lune, dans le vent, loin du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il raconta, il laissa deviner qu’au retour de la foire, où il était allé avec sa mère et sa sœur, — la servante ayant gardé la maison, — une dispute s’était élevée entre les femmes dans la cour. Quand je demandai : « Qui a frappé ? », il étendit les bras dans la direction de la chambre, tout au bout de la maison.
— La servante ?
Il fit un signe de dénégation.
— Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière ? Elle est là ? Conduis-moi encore !
Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison, j’ouvris la porte de la chambre qu’éclairait seulement un peu de lumière venue du dehors, et, ayant levé la lanterne que j’avais arrachée aux mains de Jobic, je vis deux femmes, l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée, dans le coin le plus reculé de la chambre, et s’y blottit, et l’autre, ivre morte, couchée sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles, la bouche tordue par la congestion alcoolique. C’était la sœur du fermier, celle qui avait frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu conscience du crime, presque certainement, fille tardive d’un père dégénéré, chétive, dont j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins ou les champs autour de Kerfeun, la physionomie bestiale, embrumée et sournoise.
Je revins trouver Jobic.
— Vous êtes le gardien responsable de votre sœur, lui dis-je. Si elle s’éveille, empêchez-la de fuir. Je vais avertir le procureur de la République.
Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer. Au moment où je quittais la cour de la ferme, je le vis apporter une brassée de paille au pied du petit perron qui conduisait à la chambre d’Anna, et s’étendre pour passer la nuit.
Le lendemain fut un jour tout plein pour moi d’obligations pénibles. Je n’avais qu’un rôle passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous les actes de la première procédure d’information : examen du cadavre et du lieu du crime : interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de rien, de Jobic qui ne voulait pas se souvenir, de la servante qui eut une crise de nerfs ; reconstitution de la scène ; rédaction des procès-verbaux. La ferme appartenait à la justice. Le procureur, le juge d’instruction, le greffier, le médecin légiste, allaient et venaient dans les chambres, les greniers, les étables. Les gendarmes donnaient à manger aux chevaux de Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la même écurie. Des estafettes partaient pour les fermes voisines, et ramenaient avec elles des hommes ou des femmes, qui défilaient un à un, mornes, et traînant la jambe comme des prisonniers, et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de compromettant, sautaient par-dessus les talus et disparaissaient dans la campagne. D’autres passants encore augmentaient l’animation et le désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui rôdaient autour des bâtiments, tâchant d’apercevoir « l’assassine », ou le frère, ou le juge, puis des porteurs de nouvelles, convoqués selon l’usage par le maître de la maison, et qui devaient aller, à travers les landes et les moissons, annoncer la mort aux parents et aux amis, et les convoquer à l’enterrement. Selon l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger dans la grande salle.
En vérité, je crois qu’aucun des principaux acteurs ou témoins du drame n’avait encore recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes dînaient dans la grande salle, le médecin légiste faisait l’autopsie dans le caveau contigu qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières. J’étais là. On avait placé le pauvre corps sur des planches qui reposaient elles-mêmes sur les barriques alignées. Je n’avais pas le courage de regarder de ce côté. A un moment, la porte s’ouvrit, et un homme, qui portait une cruche, se baissa pour passer sous la poutre, disant :
— Faudrait tout de même du cidre !
C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un repoussa la porte et dut renverser l’homme, car nous entendîmes le bruit d’une chute, et, pendant plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent bas.
La nuit vint. Les magistrats quittèrent la ferme. La voiture qu’on avait demandée à la ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée très tard, il fut décidé que la prisonnière serait gardée par les gendarmes, et ne partirait que le lendemain.
Le matin se leva clair et frais. L’aspect de Kerfeun avait changé. Tout était ordonné, décent, recueilli. Longtemps avant l’heure fixée pour l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons et Bretonnes en habit de deuil, était assise en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur de la salle, la morte était encore étendue sur le grand lit à quenouilles, un crucifix sur la poitrine et le visage à découvert. Au pied du lit, Jobic pleurait, tandis que des parents proches, agenouillés au fond de la pièce, récitaient le chapelet. Quand il entendit sonner huit heures, il se redressa, et alla ouvrir la porte qui faisait communiquer la grande salle avec la chambre d’Anna.
Quelques secondes passèrent. Anna parut entre les deux gendarmes chargés de l’emmener. Elle baissait la tête et la tournait à droite, et elle aurait voulu traverser vite, vite et sortir. Mais son frère l’arrêta.
— Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison avant d’avoir embrassé la mère, pour lui demander pardon.
Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si forte que le visage fut transformé et renouvelé. Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison avait détruite, ressusciter, et une fille déjà flétrie, mais aux yeux droits, aux lèvres fines, au regard noyé de tendresse, de respect et de regret, se pencher vers le front de la morte et le baiser.
— A présent, récite un Ave Maria ! reprit Jobic.
Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit seulement : « Maintenant et à l’heure de notre mort… »
— Ainsi soit-il ! dit le frère.
Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs, par pitié ou pour la voir, se levaient et l’accompagnaient avec des gémissements.