Par-dessus le mur
LA BELLE A LA ROSE
Dans la chambre d’hôtel, élégante et banale, Mme Ferlinier achevait sa toilette. A Paris, toujours reprise d’un inoffensif petit souci de coquetterie, elle apprêtait son visage avec plus de soin, et cela lui prenait un peu de temps. Par extraordinaire, ce matin-là, M. Ferlinier ne faisait pas de l’esprit sur la lenteur féminine. Déjà prêt, debout devant une des fenêtres qu’il obstruait de sa lourde stature, il lisait les lettres qu’on venait de lui monter. Avec importance, il renseigna sa femme :
— D’abord du château : Augustin m’écrit que tout va bien depuis notre départ… Ah ! voici une lettre des Imbart. Ils nous invitent à dîner pour lundi. Ils ne se sont pas trop pressés, depuis quinze jours que nous sommes à Paris… Ça c’est de la part de Vermejoul que j’ai rencontré avant-hier ; j’ai oublié de te le dire. Il nous envoie deux invitations pour l’exposition Claude Bersange qui ouvre aujourd’hui… Voici le catalogue…
Sa femme gardait le silence. Il reprit :
— Tu te souviens de Claude Bersange, naturellement ?… Bersange, le peintre illustre qui est mort il y a cinq ou six ans… Eh bien, voyons, Madeleine, tu n’as pas l’air de te souvenir ! Nous l’avons très bien connu. C’est même chez ta tante de Brelle, où il venait souvent, que nous l’avons rencontré… C’était vers 1903 ou 4… au moment où nous avons habité Paris. Bersange est même venu à la maison…
— Non, je ne crois pas… murmura Mme Ferlinier qui, penchée vers la glace, poudrait son visage un peu flétri, encore joli, et dont les joues étaient animées.
— Si, si, insista Ferlinier avec autorité. Il est venu, je te dis. Quand on a été l’ami d’un artiste aussi célèbre, aussi admirable, on n’a pas le droit de l’oublier, que diable ! Il est venu à la maison. Je me souviens que je venais de faire mon voyage au Brésil et que je l’ai beaucoup intéressé en lui en parlant… Bref, on fait une exposition de ses tableaux. Il y a des toiles qui viennent de collections particulières et qui ont été prêtées. C’est une réunion de chefs-d’œuvre… Il y a surtout sa toile fameuse : La Belle à la Rose, qui a fait sensation au Salon dans le temps. C’était avant mon retour en France. Je ne l’ai donc pas vue…
— Moi non plus, je crois… Du moins je n’en ai pas souvenir…
— Si tu l’avais vue, tu t’en souviendrais ! C’est une merveille, paraît-il. Le catalogue la décrit : Une femme nue, debout, la tête détournée, respirant une grosse rose qu’elle tient devant son visage. C’est un chef-d’œuvre, une toile sans prix… Nous allons, ce tantôt, aller à cette exposition. Bersange a été de nos amis ; je m’intéresse beaucoup à l’art ; et puis, ce ne serait vraiment pas la peine de faire les frais de venir, tous les ans, passer un mois à Paris pour ne pas se tenir au courant, pour ne pas pouvoir parler de tout ce qui s’est passé de marquant…
— Nous irons si tu veux, dit Mme Ferlinier toujours tournée vers la glace.
Elle se sentait encore rouge et émue. La Belle à la Rose, c’était elle. Quinze ans avant, elle avait été, son mari voyageant, la maîtresse de Claude Bersange, encore jeune, élégant, séduisant, fantasque, illustre. Elle n’avait même pas songé qu’elle pût lui résister quand, à leur seconde rencontre chez Mme de Brelle, il avait parlé d’amour avec une douceur impérieuse. Elle était venue chez lui et elle avait cédé. Puis, elle avait posé pour lui parce qu’il le voulait : honteuse d’abord de se trouver nue, dans ce grand atelier et devant cet homme dont les yeux, devenus sans amour, la jugeaient, — ensuite folle d’orgueil quand il lui avait dit qu’elle était parfaitement belle, quand il avait, jour après jour, produit le chef-d’œuvre qui était elle-même, exactement elle-même, sauf le visage modifié, rendu méconnaissable et caché à demi par la fleur. Six mois elle avait vécu ainsi, avec des émotions, des plaisirs, des sensations qu’elle ne soupçonnait pas. Puis Bersange s’était détaché d’elle assez brusquement, pris sans doute par une autre passion. Le tableau était achevé. Ferlinier était de retour, toujours important, aveugle, bon vivant, brave homme agaçant, confiant, incurablement content de soi et de la vie.
Et brusquement, comme si elle se fût éveillée d’un rêve, elle était redevenue la femme timide et sage qu’elle était avant et qu’elle n’avait plus cessé d’être. Le rideau était tombé sur la féerie finie ; elle en gardait un souvenir émerveillé et effarouché.
— Admirable ! prononça Ferlinier, après avoir contemplé en silence, pendant plusieurs minutes, la Belle à la Rose. C’est admirable, définitif ! C’est le chef-d’œuvre de Claude Bersange ! Quand je lui ai dit, il y a quinze ans : « Bersange, la Belle à la Rose est votre chef-d’œuvre », il doutait. Eh bien, j’avais raison…
Au milieu du groupe nombreux qui se pressait devant la toile fameuse, il parlait haut, avec autorité. On se tournait vers lui, il était ravi. Il continua, feignant une intimité avec l’artiste disparu, inventant des mots et des anecdotes.
Mme Ferlinier ne disait rien. Elle regardait… Elle se regardait. L’admiration de la foule, qui montait vers la Belle à la Rose, l’enveloppait. C’était elle qu’on admirait. C’était elle qui était là… nue… si belle… Elle sentit ses joues s’embraser de gêne pudique… Elle était éperdue d’orgueil.
Quand Ferlinier eut assez discouru, il lui prit le bras et ils sortirent du groupe.
— C’est un admirable chef-d’œuvre, proclama-t-il encore pour le public. Puis, plus bas, à sa femme : Seulement, c’est malheureux que ce soit truqué…
— Comment truqué ? dit-elle en tressaillant. Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire ce qui est. Tu le sais, n’est-ce pas, j’aime la vérité. C’est très beau, mais c’est trop beau. Ce n’est pas réel. Jamais une femme n’a eu cette perfection de beauté. Des créatures semblables, ça n’existe pas. Bersange a arrangé, a idéalisé… Pour peindre cette femme, il a dû prendre plusieurs modèles. L’une a posé le torse, une autre les jambes, une autre les bras… Et puis il a fondu l’ensemble…
Mme Ferlinier était pâle. Elle répondit, aussi calmement qu’il lui fut possible :
— Je ne suis pas de ton avis. Il est évident que c’est la même femme qui a posé pour l’ensemble.
Son mari haussa les épaules.
— Ma chère amie, permets-moi de te dire que je m’y connais mieux que toi ! J’ai beaucoup fréquenté les ateliers. Je sais comment les peintres travaillent. Et, je te le répète : il est impossible que la réalité offre une telle perfection.
— Pourquoi ? Si Bersange a peint cette perfection, c’est qu’il l’a vue.
Ferlinier eut un sourire supérieur.
— Voyons, Madeleine, ne t’entête pas. Je puis te dire que j’ai connu un des modèles de Bersange. Celle qui a posé le torse de la Belle à la Rose, justement. Eh bien, elle avait des jambes comme des poteaux…
Mme Ferlinier fixa sur lui un regard aigu. Mentait-il pour avoir raison quand même ? Elle le ramena devant la Belle à la Rose. Il recommença à parler, à haute voix, de Bersange. Elle ne l’écoutait pas. Elle regardait la figure nue. Elle pensait à son corps à elle. Non pas tel qu’il était maintenant, un peu alourdi, un peu déformé, sous l’artifice du corset étudié, mais tel qu’il était dans la svelte splendeur de la jeunesse, quand elle avait vingt-cinq ans, quand Bersange était son amant et faisait d’après elle son chef-d’œuvre… D’après elle seule ?… Voyons, elle posait presque chaque jour, elle se serait bien aperçue… Et, de nouveau, elle cherchait à se souvenir des formes de son corps, à les confronter avec les formes sans défaut de celle qui était là, nue, si belle. Mais il y avait longtemps ; elle ne savait plus… Avait-il raison cet imbécile qui insultait, de son incrédulité suffisante, sa beauté passée qu’il n’avait pas su voir ?… Elle doutait, frémissante, prête à sangloter, prête à crier que ce n’était pas vrai, que c’était elle, et elle seule !…
Mais Ferlinier lui reprit le bras. Six heures sonnaient. C’était ridicule, voyons, de s’attarder ainsi ! Les Bubal les attendaient pour aller dîner au Bois ! Elle le suivit, retournant la tête pour voir une fois encore la Belle à la Rose qu’elle ne verrait plus, qu’elle n’était plus, si même jamais elle l’avait été…