Par-dessus le mur
LE DANGER INCONNU
Dans la grande salle claire de la ferme, à côté de la table, couverte encore de la vaisselle du déjeuner, Francine, la femme du fermier Bertin, enfoncée dans un grand fauteuil de paille, au coin de la cheminée, buvait son café à petits coups. Le feu flambait, mais, bien qu’on fût encore en hiver, il faisait si doux cet après-midi-là qu’elle avait ouvert les fenêtres, par où pénétraient la fraîcheur de la campagne et la lumière du soleil pâle.
Un pas rapide vint sur la route. On entra dans la maison.
Francine tourna paresseusement la tête. C’était sa sœur Julie, une paysanne maigre et sans âge qui habitait le bourg voisin.
— Bonjour, dit Julie.
Elle regarda Francine, étalée dans son fauteuil.
— Bon Dieu, ajouta-t-elle avec un ton d’aigreur involontaire, t’as pas l’air à plaindre.
Francine leva sa figure fraîche, un peu empâtée, encore agréable. Elle eut un sourire de satisfaction placide.
— Pourquoi que j’aurais l’air à plaindre ? Y a pas de raison… Et pis y fait trop beau… On sent déjà le printemps. Faut profiter des choses, hein ?… Dis donc, veux-tu un verre de café ? T’es venue de bonne heure aujourd’hui, comment que ça se fait ? C’est vrai qu’y a trois jours qu’on ne t’a vue…
— J’ai une nouvelle à te dire…
Elle avait pris un air mystérieux.
— Ton mari, où qu’il est ?…
— Bertin ? Il est à la foire. Y fait une affaire de chevaux.
— Y gagne toujours de l’argent tant qu’y veut ?
— Oh ! il est pas mécontent… Du reste, y s’y entend… On croirait pas, à le voir, gros et endormi comme y paraît, qu’il est si madré… Mais celui qui le roulera… Quéque tu veux, c’t’homme, tu l’connais bien, y a que ça qui l’amuse. Il a toujours été comme ça… vendre, acheter, gagner… L’ reste, y s’en fiche…
— Heureusement, hein ? railla Julie.
— Heureusement… p’te bien… P’te bien aussi que s’il avait pas été comme ça, s’il m’avait pas toujours laissée toute seule pour aller à ses marchés, j’aurais pas, moi, été comme j’ai été… Du reste, faut croire que ça lui était égal, puisqu’y s’est jamais occupé de ce que je faisais. Et puis, c’est pas à toi, qu’es ma sœur, qu’on a jamais rien eu ensemble, à me reprocher de m’être un peu amusée, puisque ça ne faisait de mal à personne.
— Bien sûr… Et puis j’ te reprochais rien, et tu sais bien que tu me trouveras toujours si t’as besoin de moi…
— C’est pas probable que j’aie besoin de toi. C’est fini, tout ça, ça ne me dit plus… Maintenant je pense plus aux bêtises. J’aime bien manger, bien boire, bien dormir… (Elle s’étira.) Alors je me range. Je soigne Bertin. Je vis tranquille… Le reste… fuu !… Mais quoi donc que t’avais à me dire ?
Julie se rapprocha.
— La servante, où qu’elle est ?
— Elle est au verger avec le commis. J’suis toute seule avec les enfants, qui jouent là derrière. Tiens, écoute-les ! C’ qu’y sont tourmentants !
Des cris s’élevaient. Les deux femmes gagnèrent le jardin.
— Victor ! cria Francine, veux-tu finir ! Veux-tu que je te gifle !
C’était le plus jeune de ses trois enfants, un garçon de sept ans, trapu, l’air méchant, qui tapait tant qu’il pouvait sur son frère et sa sœur. Ceux-ci hurlaient, sans oser se défendre.
Francine saisit Victor et le secoua sans conviction. Il se débattait rageusement, lançant des coups de pied et grommelant des injures. Elle le lâcha.
— Est-y garnement tout de même ! dit-elle d’un ton indolent en revenant s’asseoir au coin du feu avec sa sœur.
— Le fait est qu’y ressemble pas à son père, murmura celle-ci avec un rire équivoque.
Francine, sans répondre, haussa les épaules.
— J’ dis ça, reprit Julie… j’en sais rien… Et pis toi non plus, p’têt’ bien ?… Voyons, t’en avais combien d’hommes à ce moment-là… sans compter Bertin, bien entendu ?
— Tais-toi donc… (Francine s’asseyait tranquillement.) Te mêle pas de ce que tu ne sais pas. Pourquoi qu’t’as pas fait comme moi, au lieu de rester fille, si ces histoires-là t’amusent tant ?… Moi, c’est fini, j’ te le répète ! J’y pense plus, à ces blagues-là, c’est oublié…
— Ah !… bien…
Julie la regardait de côté.
— Alors, c’est pas la peine que j’ te raconte quéque chose…
— Quoi donc ?
— Quéque chose qu’est sur le journal. Tu l’as pas lu, le journal ? J’ le pensais bien ; alors j’ t’ai apporté le mien… Tu t’ rappelles Ludovic ?… Mais si, le gars qu’on appelait Ludo, et qu’a été dans le temps charretier chez M. Levert, à la grande ferme… Tu sais bien, un brun, pas beau, mais fort comme un turc… et méchant… et qu’avait des mâchoires comme un loup et des drôles d’yeux, tout clairs, sous des sourcils en barre…
— Eh bien ? dit Francine avec calme en levant ses yeux bleus.
— Eh bien, ma petite, c’est un assassin !… C’est pas à croire c’ qu’il a fait !… C’est une bête féroce… Il a massacré les gens d’une métairie près de Bourges, à coups de hache. Il a tout massacré : le fermier, la fermière, les servantes… et jusqu’aux bêtes dans l’étable, croirais-tu ça ?… Alors on l’a arrêté et il en a avoué… il en a avoué !… Des horreurs qu’il a faites en roulant de pays en pays depuis plus de dix ans… Y peut pas s’empêcher de tuer, qu’y raconte. C’est une chose qu’est en lui. Alors, dame ! y en a qui disent que c’est un fou, et y en a d’autres qui disent qu’y fait semblant… C’est sur le journal… Y a tous les détails. Il a raconté qu’il en avait tué deux ici même, quand il était à la grande ferme, y a sept, huit ans… La petite Claudie, qu’on a trouvée abîmée dans la forêt, tu te rappelles bien, qu’on a cru que c’était un chemineau, et pis le vieux père Planchart, qu’on a trouvé noyé dans la mare et qu’on a cru qu’il y était tombé étant saoul… Eh bien, il a avoué… C’était lui… Hein… penser qu’on n’a jamais rien su et qu’on l’a eu comme ça près de soi pendant qu’y ruminait des coups comme ça… qu’on aurait pu y passer comme les autres… C’est un monstre, quoi !… Lis, que j’ te dis… Regarde son portrait. C’est bien lui…
Francine avait pris le journal. Il y eut un silence.
— Dis donc… reprit Julie. Tu sais qu’on a raconté dans ce temps-là… qu’on a raconté qu’ t’étais bien avec lui… C’est-y vrai ?…
Francine ne releva pas la tête. Pâle, les lèvres tremblantes, elle regardait la photographie de l’homme que le journal reproduisait.
— Dis donc… reprit encore Julie à voix plus basse… Tu trouves pas… tu trouves pas qu’y ressemble ?… Hein ! C’est ça ?… Tu peux m’ le dire, va !…
Elle s’interrompit. Francine s’était levée ; elle courait au jardin.
— Victor ! cria-t-elle.
Rien ne répondit. Les enfants ne se montraient pas. Tout à coup les deux femmes les aperçurent sous un hangar tout au fond du terrain. Elles approchèrent. Ils étaient si absorbés qu’ils ne les entendirent pas. Les deux aînés, le garçon et la fille, se tenant par la main, immobiles et penchés en avant, regardaient, avec une curiosité passionnée, ce que faisait Victor, agenouillé par terre.
Victor, dans une souricière tendue au grenier, avait trouvé une souris vivante. Il l’avait descendue au jardin ; avec un sécateur qu’il tenait encore, il lui avait coupé les pattes, les oreilles, la queue et le museau, et la misérable petite chose mutilée pantelait sur le sol avec des soubresauts et de faibles cris aigus.
Francine, d’un coup de talon, écrasa la souris. Elle saisit aux cheveux Victor, qui se dressait. Penchée vers son visage, elle le regarda profondément. Elle revit, à travers la mollesse enfantine des contours, la face dure, la mâchoire de loup ; elle revit les yeux pâles et farouches, les sourcils en barre ; elle revit l’étrange rire hagard et bestial dont elle ne comprenait pas, jadis, toute la signification.
Mais Victor, d’un élan, s’échappa.
— Ben quoi, on ne peut plus rigoler… gronda-t-il d’une voix un peu rauque qu’elle reconnut aussi.
Grimaçant, il gambada, hors d’atteinte. Francine, blême, tremblante, le regardait, glacée de peur en pensant aux jours qui allaient venir, l’un après l’autre, faisant grandir le danger inconnu.