Par-dessus le mur
LA PÉNICHE GRISE
La péniche grise descendait le canal, glissant sur l’eau muette où se reflétait le couchant rouge.
Debout à l’arrière, l’homme adossé à l’immense barre, avançait ou reculait pour gouverner. Il était jeune, svelte, large d’épaules. Il tenait une rose entre ses dents, qui brillaient sous la moustache légère. Sa chemise bleue était ouverte sur son cou et ses cheveux noirs bouclaient serré sur son front hâlé.
A l’écluse, les bateaux s’arrêtèrent. L’éclusier, un vieux, colossal et hirsute, manœuvrait les portes. L’homme de la barre, de ses yeux clairs, regardait, sans penser, la rive crayeuse, les chétifs arbustes et la petite maison dont le lierre touffu cachait le délabrement.
Une mince silhouette en sortit.
— Bonsoir, la gosse ! cria l’homme de la barre en manière de blague.
— Bonsoir, répondit une petite voix sérieuse.
Une enfant maigre, dans une robe usée, se tenait toute droite sur la berge, écartant de ses petites mains brunes, pour le mieux regarder, ses cheveux sauvages de ses grands yeux. Lui, debout dans la lumière du soir, riait nonchalamment.
— T’es la fille du nouvel éclusier ? demanda-t-il pour parler.
— Oui, dit-elle, toujours grave.
— Et quel âge que t’as ?
— J’ai quinze ans et demi.
Il y eut un silence.
— Vous reviendrez ? demanda-t-elle, tout à coup, d’une voix basse.
— Oui, j’fais le trafic aller et retour.
— Aie pas peur, tu l’reverras ! Sacré Algérien, toujours des blagues aux jeunesses… Laisse-la donc, c’est une môme !
Un autre marinier, vieux et une pipe aux dents, avait paru à l’escalier de la petite cabine de la péniche, au-dessus des haricots d’Espagne qui y grimpaient. Il rit et replongea dans l’intérieur. La petite s’était rejetée en arrière, toute rouge.
— Ferme ! répondit l’Algérien au vieux. C’est ma promise !
Il rit aussi et reprit sa barre. La péniche se remettait en marche.
— Au revoir ! dit la petite de sa voix menue.
— Au revoir, la gosse ! cria l’Algérien.
Il lui jeta la rose qu’il avait à la bouche, et, le dos à sa barre, alluma une cigarette.
Le petite avait, au vol, attrapé la rose. Elle en respira le parfum fané, mêlé de tabac, et resta là, immobile, à regarder s’effacer dans le crépuscule, la silhouette de l’homme sur la péniche qui s’éloignait, le long de l’eau assombrie, vers l’horizon où monta une lune cramoisie dans les brumes.
Quand il revint, c’était l’hiver. Par un matin neigeux où la plaine et les coteaux étaient éblouissants il la revit près de l’écluse, petite forme élancée dans son manteau noir tout déchiré. Les flocons qui tombaient se prenaient dans ses cheveux.
Elle s’approcha jusqu’au bord de l’eau. L’homme lui parut plus beau encore sous son bonnet de débardeur et dans sa vareuse de grosse laine.
— Bonjour, la gosse ! cria-t-il. On a pensé à moi ?
— Bonjour, dit-elle, toujours sérieuse.
Elle eut un regard de côté vers son père qui, plus loin, manœuvrait les portes, et murmura ardemment :
— Emmenez-moi…
L’Algérien eut un rire qui montra ses dents blanches.
— Que je t’emmène ?
— Oui. Je m’ennuie ici. Il fait froid. C’est sale. Je suis toute seule… Emmenez-moi. Je balaierai et je ferai la soupe. Je sais très bien… Papa est toujours saoul, alors il me bat. Emmenez-moi…
Elle avait une moue d’enfant qui va pleurer, et un désir passionné éclatait dans ses yeux. Et tout à coup, sans raison, elle rougit.
L’homme, confusément, comprit.
— T’es trop petite, railla-t-il. Qu’est-ce que je ferais de toi ? Plus tard !… Je t’emmènerai plus tard…
— C’est vrai ? C’est vrai ? Vous voulez bien ! Vous promettez ! Alors, j’attendrai ! Je vous attendrai…
Le petit visage pâle de froid s’était éclairé, mais une voix rauque appelait en jurant.
— Pensez à moi, murmura-t-elle en rougissant encore.
Il vit qu’en s’éloignant elle lui montrait quelque chose qu’elle avait tiré de son corsage, mais il ne se souvenait pas qu’il lui avait jeté une rose et ne sut pas ce que c’était.
La fois suivante, il répéta en riant sa promesse de l’emmener plus tard. Elle lui donna un cache-nez qu’elle lui avait tricoté et une photographie d’elle, une mauvaise épreuve de foire qu’elle avait fait faire en cachette.
Trois fois encore elle le revit ainsi. Quand approchait le temps du retour de la péniche grise, elle passait des jours à attendre au bord du canal, avec l’espoir qu’il la trouverait enfin assez grande…
Par un matin de juin, après une averse tiède qui tendait sur l’horizon son filet brouillé, elle reconnut, dans un rayon de soleil soudain, la péniche. Mais il n’était pas à la barre, où le vieux marinier avait pris sa place.
— Où est-il ? cria la petite, bouleversée.
— Y va venir !
Le vieux eut un drôle de rire.
— Hé ! l’Algérien ! appela-t-il, monte un peu ! Une dame te demande !
L’Algérien parut. La petite, en le voyant, rougit de joie. Elle lui parut moins maigre et plus grande, et pour la première fois il s’aperçut qu’elle devenait jolie.
— Bonjour, dit-elle, comme d’habitude, de sa voix d’enfant. Est-ce cette fois-ci que vous m’emmenez ?
Il jeta un regard vers la cabine.
— Tais-toi donc, grogna-t-il. C’est des blagues tout ça !
Elle eut un sursaut d’étonnement. Au même moment, une femme, une grosse fille blonde, avec ses cheveux dans le cou et un peignoir mal attaché laissant voir un coin de poitrine blanche, monta de la cabine. Elle regarda la petite.
— Mince ! railla-t-elle d’une voix canaille, pigez-moi c’t’amoureuse ! Emmenez-moi… Non, mais des fois !… Faudra repasser, la môme, j’suis là !…
Elle prit l’Algérien par le cou et s’écrasa contre lui. Il semblait gêné, mais le vieux éclata de rire.
La petite, blême, immobile, regardait. Elle ne répondit rien aux grossièretés que lui criait la fille. Elle vit la péniche s’éloigner et reporta ses yeux vers l’eau profonde qui était à ses pieds. Mais tout à coup, avec un frisson de terreur, elle se rejeta en arrière et se sauva vers la maison en sanglotant.
Pendant une année l’Algérien ne revint pas. Il avait eu des malheurs. Il avait fait de la prison, s’étant, pour la fille blonde, battu à coups de couteau dans un cabaret de Marseille. Il avait été quitté, repris, et puis définitivement quitté après un guet-apens, où elle l’avait fait tuer à moitié par trois débardeurs.
Guéri, il avait repensé à la petite de l’écluse. Il s’était dit qu’elle devait maintenant être une femme, qu’elle était jolie la dernière fois où il l’avait vue, et qu’elle serait dévouée, fidèle et commode, puisqu’elle l’aimait tant.
Il revint sur sa péniche dans un grand soleil d’après-midi. Il était rasé de frais et pommadé ; il avait mis un complet quadrillé, une chemise empesée, un faux col et une cravate à fleurs avec une épingle bleue.
La péniche, à l’écluse, s’arrêta comme d’habitude. L’éclusier était toujours là, mais la petite ne se montrait pas.
L’Algérien, surpris, gagna l’avant du bateau.
— Hé ! vieux ! cria-t-il au colosse hirsute qui manœuvrait ses portes, ous’qu’elle est ta fille ? J’ai une commission pour elle !
Le vieux leva sa face noyée de poils gris. Un vague étonnement passa dans ses yeux hébétés.
— C’est donc pas avec toi qu’elle a fichu le camp ? dit-il seulement, sans interrompre sa manœuvre.
FIN