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Par-dessus le mur

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UNE CONQUÊTE

Marcel La Haussaye hésita entre l’intérieur du café, qui était éclairé et désert, et la terrasse, sombre, étendue parmi les arbres et peuplée. Il s’assit à la première table venue, non loin de la devanture grande ouverte.

Il avait dix-neuf ans, une structure solide, une figure de poupon et toute la gravité ombrageuse et timide de son âge. Sa mère, veuve et très riche, avait presque réussi à le rendre neurasthénique à force de le défendre avec autorité contre tout ce qu’il y a de plus inoffensif. Le matin, elle était partie pour régler des affaires en province, et Marcel était resté seul pour la première fois.

Alors, ce soir, il était venu là, où il espérait, sur la foi de la renommée, voir des poètes, et puis des peintres, et puis des sculpteurs, et aussi des jeunes femmes étranges, peut-être, et littéraires. Car il était littéraire lui-même, secrètement, naïvement, platoniquement encore, et les revues excessives qu’il se procurait en cachette et essayait de comprendre lui donnaient de l’imagination.

Maintenant, à ce café de la rive gauche où fréquentaient, croyait-il, tant de jeunes génies, il était assis et déçu. Il essayait en vain de mettre, d’après les portraits qu’il avait vus, des noms sur des figures. Il essayait en vain de surprendre autour de lui quelque conversation esthétique. Le soir orageux était étouffant. Marcel s’ennuyait.

Tout à coup, il eut l’impression qu’on le regardait. Il tourna la tête : une jeune femme, accoudée à une table voisine, où buvaient trois jeunes gens, originaires selon toute apparence de l’extrême nord de l’Europe, et dont elle ne s’occupait pas, avait, sur lui Marcel, les yeux attachés.

Brusquement, elle se leva et vint. Une robe de soie indécise, fluide comme de l’eau, moulait son corps svelte, à chaque mouvement, mieux qu’un maillot mouillé ; une cloche verte constellée d’ornements métalliques coiffait ses cheveux pâles comme de la paille et mousseux ; des bagues d’argent lourdes figuraient à ses doigts des monstres extravagants.

En face de Marcel, elle s’assit. Elle mit ses coudes sur le guéridon, son menton sur ses deux mains et, fixement, sans un mot, le regarda avec des yeux qui s’efforçaient d’être à la fois pénétrants et fous.

Marcel, bouleversé, devint très rouge ; puis pâle ; puis rouge de nouveau, et le resta. Le cœur battant, la gorge serrée, il voulut parler, sa voix s’étrangla. Il sortit des cigarettes pour avoir une contenance ; l’inconnue en prit une, l’alluma et continua à fixer Marcel, qui avalait sa fumée de travers et silencieusement s’affolait.

Après cinq minutes, qui parurent cinq heures, elle parla :

— La nuit d’orage, dit-elle d’une voix douloureusement calme, la nuit douteuse et électrique… Pourquoi ce soir ? Que me veux-tu, enfant ?…

Deux kummels glacés, commanda-t-elle de la même voix, au garçon qui passait.

Et le silence retomba, oppressant.

— Vous… vous êtes jolie, put enfin dire Marcel, avec le plus grand effort qu’il eût jamais fait de sa vie.

Mais, inexplicablement, elle eut comme un spasme nerveux qui le terrifia.

— Tais-toi, dit-elle. Je suis moi… Moi… telle que toujours…

Et, désormais déclanchée, elle parla sans arrêt, avec des phrases que Marcel croyait reconnaître, d’art, de lettres, d’elle-même, de ses goûts, de sa vie ; elle devint diffuse, divagua sur la vertu, la simplicité, la force, l’ombre et la luxure. Marcel haletait. Le kummel lui tournait un peu la tête, car elle en avait à nouveau commandé. Il aurait voulu tout ensemble s’enfuir et la faire taire en l’embrassant. Il n’osa ni l’un ni l’autre.

Tout à coup, elle fut debout.

— Paye. Viens.

Il obéit. Elle le prit par la main et, d’une allure rapide, l’emmena à une station voisine. Elle le poussa dans une voiture, dit une adresse et monta à son tour. Alors elle se jeta sur lui et le mordit à la joue.

— Ouille ! cria Marcel.

Mais déjà elle était redressée, toute droite et toute raide, assise à son côté. Il tenta gauchement de glisser un bras sous sa taille. Elle le repoussa.

— Non, non, pas cela entre nous, dit-elle mystérieusement.

La voiture s’arrêta dans une rue. Un éclair illumina leur entrée dans une maison ténébreuse. Le long d’un escalier interminable, la jeune femme remorqua Marcel, qui éprouvait des impressions violentes. Elle murmurait des mots. Il trébuchait sur les marches. Au troisième étage, elle le mordit encore à l’oreille, ayant sans doute dans l’obscurité manqué sa joue. Au cinquième, elle fit halte, ouvrit une porte.

— Respectons l’ombre, chuchota-t-elle en le poussant dans les ténèbres. Mais, à la lueur d’un éclair, Marcel entrevit confusément une sorte d’atelier tendu de rouge, meublé de divans et dont le toit incliné était formé par un vitrage.

La jeune femme avait disparu derrière un paravent, Marcel fit deux pas pour la suivre à tâtons, mais son pied accrocha un objet inconnu et il s’étala.

Une odeur d’encens, issue d’une cassolette, se répandit. L’inconnue reparut : un éclair la montra dans une tunique rougeâtre, les cheveux épars, la gorge et les bras nus. Et ces bras, elle les leva vers le vitrage, où se multipliaient les lueurs de l’orage. Elle parla.

— L’orage… L’orage est maître de la nuit… Vous n’avez pas vu cela, mais vous le verrez… Mes bras sont verts sous le regard vert de l’éclair…

Et, tout à coup, elle saisit par l’épaule Marcel, qui restait comme pétrifié.

— Parle ! cria-t-elle… dis des choses… dis ce qu’il faut dire… Mais non, tais-toi ! C’est l’heure du silence et de la folie… N’entends-tu pas la folie qui rôde ?

Elle resta immobile, contractée, le bras tendu comme pour conjurer quelque invisible péril.

— Ah j’ai peur ! J’ai peur ! râla-t-elle en reculant jusqu’au divan, où elle se jeta, la tête cachée dans les coussins. Mais la pluie, qui maintenant ruisselait sur le vitrage, la fit bondir.

— O volupté de l’eau qui tombe ! cria-t-elle… O fraîcheur de la pluie sur la peau nue… Ouvrons ! ouvrons !…

— Vous allez prendre froid, dit Marcel, dont ce fut la première parole sensée.

Avec un grand élan elle le saisit dans ses bras et l’assit près d’elle sur le divan.

— Ah ! tu es bon ! tu es bon !… Je le savais… Sois bon, ô enfant… sois simple et bon… aime les humbles, les faibles et les pauvres… aime aussi l’audace, le sang et la mort… Non, ne serre pas, contre toi, mon corps, ne m’embrasse pas sur l’épaule. Sois chaste, enfant, soyons chastes… Dis-moi tes rêves et tes espoirs ?… Dis-moi la couleur de tes chimères ?…

Elle continua, chuchotant interminablement des vérités premières, des exhortations entrecoupées et inintelligibles, psalmodiant de vagues chants amorphes et monotones. Marcel, qui n’avait pas l’habitude de se coucher tard et que tant d’émotions brisaient, s’assoupit.

Un pinçon affreux l’éveilla. Il bondit en criant. Debout dans sa robe rougeâtre, ses bras nus rejetés en arrière, elle était droite dans la clarté d’une lune toute fraîche qui traversait les vitres et vers quoi elle tendait son visage.

— Regarde, elle triomphe des nuages dans sa gloire phosphorique… elle, la dame bénie des insomnies… agenouille-toi, adorons…

Elle semblait extatique. Marcel obéit ; il s’agenouilla et adora. Puis il reçut dans une écuelle de bois un thé odieux, saturé des parfums mélangés de l’eau de Cologne et de l’éther. Puis eut lieu une nouvelle adoration, et encore des proses psalmodiées, sans fin.

Les heures passèrent. Marcel avait mal au cœur et envie de pleurer. Enfin, il se rendormit, et cette fois, elle le laissa.

Une saccade à une jambe l’éveilla. Il faisait soleil. Toujours en rougeâtre, mais fraîche comme si elle sortait du bain, sa compagne était assise au pied du divan. Elle tenait le porte-monnaie de Marcel et, d’un air las, comptait l’argent qu’il renfermait.

— Voici cent, et voici trente, soupira-t-elle, d’une voix basse et comme désabusée. C’est peu. Oui, c’est peu… Voici les cent que je prends… ajouta-t-elle avec résignation.

Il y eut un silence. Elle dit :

— Juliette. Souviens-toi : la femme de chambre de ta mère, il y a deux années… Cette Juliette, je la suis… J’étais brune ; ma vraie nature est blonde… Dieu, ai-je souffert… J’ai songé en te voyant à me venger et à punir, mais ta bonté m’a désarmée, enfant… Il faut pardonner ou tuer… Je pardonne à ta mère… Annonce-lui ce pardon…

Elle réfléchit et révéla :

— Je vis ma vie, dont celui qui est venu m’a donné la clef, l’énigme et la nuance.

Et elle dit encore :

— J’ai été bien méconnue…

Soudain, elle se mit debout, montra la porte, et s’écria :

— Va-t’en ! Va-t’en !

Elle prit un temps et ajouta froidement :

— Mon éditeur va venir…

Marcel s’en alla ; mais, sur le seuil, le souvenir d’un corps souple serré un moment contre lui et du baiser pris sur une épaule nue le fit tressaillir et, avec un regard humble, il demanda :

— Est-ce que je pourrai revenir ?

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