Par-dessus le mur
LA SUCCESSION
Louis Marville achevait de donner des ordres à ses chefs de service, quand il y eut un coup de téléphone. C’était son valet de chambre :
« La garde vient de me prévenir que le père de monsieur demande monsieur. »
Marville eut un mouvement de surprise, car le vieillard, très malade et dont la vie déclinait lentement, depuis plusieurs semaines ne parlait plus et ne semblait plus avoir conscience du monde extérieur. En hâte il quitta ses fabriques toutes bourdonnantes d’activité prospère, et son auto l’emporta vers chez lui, à Neuilly.
Le soir tombait lorsque la voiture s’arrêta au perron de l’hôtel. Louis Marville savait que sa femme était sortie pour l’après-midi et que ses deux fils étaient au lycée. Il monta rapidement au premier étage où l’appartement de son père occupait l’aile droite de la maison.
Dans un fauteuil vert, au coin d’une cheminée où des bûches flambaient, un vieillard était assis, les jambes enveloppées dans une couverture. Il leva les yeux. Son regard, vide et mort le matin encore, était maintenant lucide.
— Père, vous allez mieux ?
Louis Marville s’était avancé. Lui et le vieillard se ressemblaient. Ils avaient pareillement la bouche mince et circonspecte, le nez pointu et des yeux d’un gris métallique.
— Je ne sais pas si je vais mieux. Je peux parler. Alors je t’ai fait appeler…
Avec effort, le vieillard tourna un peu la tête vers le fond de la pièce. Une garde, qui s’y trouvait assise, aussi muette et immobile qu’un meuble, se leva et sortit. On entendit son pas s’éloigner.
— Vois si personne ne peut entendre. Ferme les portes. Reviens vite…
« Écoute, reprit-il, quand son fils eut obéi, il faut que je me dépêche. J’ai à te parler… Je sens que mes forces ne sont pas revenues pour bien longtemps… Il faut que j’en profite, parce qu’après… après… Enfin pour le moment je peux parler… mais d’abord, dis-moi comment vont les affaires ? Cette année, les résultats ?… »
Louis Marville donna des détails et dit des chiffres. Le vieillard l’écoutait ardemment. Ce qui avait été la passion de sa vie le passionnait encore.
— C’est magnifique, murmura-t-il. Mais c’est lourd, hein, de tout diriger, maintenant que tu es seul ? Enfin, je te connais, tu t’y donnes tout entier, tu es comme moi, pour toi il n’y a que cela qui compte… Et tu es capable, énergique… Tu es bien mon fils… A présent, écoute… approche plus près…
Il ferma les yeux, parut lutter un moment contre lui-même, et de sa voix cassée, plus basse :
— Voilà : j’ai quelque chose à te dire… à te révéler… Mon Dieu, c’est difficile… Tu te souviens de mon père ? Oui, de ton grand-père ?
— Sans doute, je m’en souviens, affirma Louis Marville, étonné.
— Tu sais comment il a commencé sa fortune, notre fortune. Il avait passé la moitié de sa vie sans réussir à rien, malgré ses efforts et son intelligence ; il s’était débattu contre la pauvreté, il avait essayé de tout jusqu’au jour…
— Jusqu’au jour où il a eu l’héritage du cousin Vautier, les trois cent mille francs qui lui ont permis de fonder la première fabrique. Oui, je sais…
— Eh bien, — la voix du vieillard n’était plus qu’un chuchotement — eh bien, l’héritage du cousin Vautier n’aurait pas dû appartenir à mon père… Mon père l’a… pris… s’en est emparé… Tais-toi, écoute-moi. Le cousin Vautier avait un autre héritier, un neveu, Albert Blanchard, qu’il avait élevé, mais qui, par coup de tête, s’est brouillé avec lui et est parti à l’étranger. Alors le cousin Vautier, de colère, a fait un testament où il laissait toute sa fortune à mon père. Après il l’a regretté et, deux ou trois jours avant sa mort, il a, sans en parler à personne, rédigé un autre testament où Blanchard héritait… Ce testament-là, mon père, le jour de la mort du cousin, l’a trouvé et… l’a fait disparaître…
— Mais c’est fou ! c’est impossible ! c’est du roman-feuilleton ! cria Louis Marville. Voyons, père, réfléchissez…
— Parle plus bas, interrompit le vieillard. Je dis la vérité. Je ne divague pas. Le testament est là, dans mon secrétaire. Tiens, voilà la clé. Ouvre le coffre-fort. Il y a un double fond. Fais glisser la paroi. C’est cela. Le papier dans l’enveloppe de toile. C’est le testament. »
Il y eut un silence pendant que le fils lisait le document qui tremblait entre ses doigts.
— Tu vois, il n’y a aucun doute, reprit le vieillard. Alors Blanchard, toute sa vie, a traîné la misère. Il avait été élevé pour avoir de la fortune et il est devenu un déclassé. Il est mort depuis longtemps, mais il a laissé deux enfants : un garçon, qui est maintenant un petit employé sans le sou, chargé de famille, et une fille qui est institutrice… Alors… il faut réparer, tu comprends ?… Mon père m’a raconté tout cela quand il a été au moment de mourir… Et il m’a dit que c’était un poids qui pesait sur lui… Le remords, si tu veux… Enfin il m’a dit qu’il fallait réparer… Mais, à ce moment-là, nos affaires n’étaient pas encore sûres et tout l’argent était engagé dans les agrandissements…
— Comme maintenant ! interrompit Louis Marville.
— Non. Maintenant il n’y a plus de danger. Mais, dans ce temps-là, je n’ai pas pu me décider… Je n’ai pas pu… Et puis, je pensais à toi, à ton avenir… J’ai commencé par remettre à plus tard. D’année en année, j’ai hésité, reculé… sans avoir le courage… Moi, j’avais été pauvre, tu comprends. J’avais vu la misère à la maison… Mais toi, Louis, il faut… Les Blanchard… c’est à… à eux… Il faut…
La voix du vieillard, qui s’embarrassait depuis quelques instants, subitement s’éteignit, la lucidité disparut de ses yeux, il sembla s’affaisser davantage sur lui-même et retomba dans l’immobilité et dans l’inconscience du monde extérieur.
Louis Marville remit rapidement le testament dans le coffre qu’il referma. Puis il sonna et, quand la garde fut revenue, il s’assit en face du foyer. Il se sentait accablé. Il regardait le feu, il regardait à travers la fenêtre les branches chargées de neige, il regardait la garde qui préparait une tisane, il regardait le vieillard immobile. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Il souffrait. Trois cent mille francs… Et soudain il pâlit davantage en songeant aux intérêts depuis tant d’années. L’exagération de son angoisse lui montra sa fortune détruite, l’œuvre de sa vie renversée, son pouvoir anéanti. Rendre cet argent lui semblait monstrueux, et pourtant sa probité, jamais tentée, avait toujours été intransigeante… Il avait de la pitié et de la haine pour ces Blanchard spoliés… L’idée que la faute de son grand-père, non réparée par son père, devait être expiée par lui le révoltait.
On vint l’avertir que le dîner était servi. Machinalement, plongé dans son tourment, il descendit. Dans la salle à manger, auprès de la table luxueuse, sa femme et ses deux fils l’attendaient.
Une pensée soudaine le fit tressaillir. Son visage contracté se détendit, se pacifia ; son regard sombre s’éclaira en s’arrêtant sur les deux garçons.
— Je leur dirai, murmura-t-il, soulagé. Oui, c’est cela. Je leur dirai plus tard… C’est eux qui décideront… plus tard…
Et il savait, sans se l’avouer, que ce plus tard ne viendrait, pour lui aussi, qu’au moment où rien ne pourrait plus lui appartenir.