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Par-dessus le mur

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DES AVEUX

— … Enfin, ton collègue, M. Turnus, et sa femme… Avec toi, Clarisse et moi, ça fait quatorze. C’est parfait. Nous avons les personnalités les plus marquantes de la ville.

En peignoir et coiffée pour la nuit, Mme Jubal, assise près de la lampe et un lorgnon sur le nez, venait de relire à son mari la liste d’invitations qu’ils avaient si soigneusement dressée. M. Jubal, debout devant la cheminée, penchait en avant, pour écouter mieux, sa longue tête solennelle, grise et déplumée.

— Alors, définitivement, on n’invite pas Delloc, l’architecte de la sous-préfecture ? observa-t-il sans se départir du ton grave et mesuré que sa situation de fonctionnaire important lui imposait, estimait-il, en toute circonstance.

— Tu n’y penses pas ! s’écria Mme Jubal, qui était restée très vive malgré l’âge mûr. Delloc, un bohème, un pilier de café ! L’inviter au dîner de fiançailles de notre fille !…

— Tu as raison comme toujours, prononça M. Jubal. Étant donnée la situation que nous occupons dans la ville, inviter Delloc serait une faute.

— Et la position de notre futur gendre nous oblige aussi au plus strict rigorisme. Pense que depuis plus de deux siècles les Vémur, de père en fils, sont notaires ici, et tu sais qu’au lendemain du mariage le père Vémur se retirera pour laisser l’étude à son fils.

— Oui, dit M. Jubal satisfait, cette alliance est parfaite.

— Maintenant, une question se pose, reprit Mme Jubal. Que ferons-nous de l’oncle Alfred ? Je te dis tout de suite qu’à mon avis le montrer est impossible. Il est maintenant trop gâteux.

— Sans doute.

— Je sais bien que la question est délicate, continua-t-elle. Il vit avec nous et on le sait. Il te laisse disposer de sa fortune. C’est en partie grâce à lui que nous avons pu constituer la dot de Clarisse. Je ne voudrais pas le peiner, mais je te répète que le montrer est impossible. Il baisse tous les jours. Il ne parle presque plus, et quand il parle c’est pour divaguer. Il devient irritable, sale, gourmand. Dame, un homme de cet âge-là !… A ce dîner pourrons-nous le surveiller, l’empêcher de trop manger, de trop boire ?… Et tu sais que le moindre excès peut le tuer, le médecin l’a dit… C’est pour lui autant que pour nous qu’il faut le laisser dans sa chambre…

— Il a bien changé depuis quelques mois, remarqua M. Jubal. Tu te souviens comme il était encore alerte et lucide au moment où il est venu vivre avec nous, il y a sept ans ?

— Oui, quand il nous a surpris après être resté trente années sans nous voir et sans presque écrire… Quel drôle de bonhomme ! Tu te rappelles son arrivée : « Me voilà ! Je viens vivre avec vous. J’en ai assez de Paris et des affaires… » Quelles affaires ? Je me le suis toujours demandé…

— Il s’occupait de commission et d’exportation, je crois. Mais tu sais qu’il ne nous a jamais beaucoup parlé de lui-même.

— Enfin, c’est dit, interrompit Mme Jubal. On le fera dîner à six heures et coucher après. Quand il a pris sa potion il dort comme une souche dès qu’il est dans son lit. Comme sa chambre est au premier sur le jardin et que la salle à manger est au rez-de-chaussée sur la rue, il ne s’apercevra seulement pas qu’il y a du monde ici.

— C’est, je crois, le plus sage, approuva sentencieusement M. Jubal.

Ce plan fut exécuté dix jours plus tard, quand eut lieu le dîner de fiançailles. Les préparatifs de la solennité avaient occupé Mme Jubal du matin au soir pendant une semaine tout entière, mais cette dame se trouva récompensée de ses fatigues et de ses peines le soir de la réception quand, à sept heures et demie, se trouva réuni dans son salon le groupe de personnes qui, à ses yeux, constituaient le monde entier. Tout allait bien, tout était prêt ; l’oncle Alfred, nourri et couché, dormait en haut sans se douter de rien ; le dîner allait être un chef-d’œuvre. Mme Jubal, en attendant que le maître d’hôtel, engagé pour diriger les deux servantes, vînt ouvrir la porte, promena un regard de triomphe sur ses invités et connut l’orgueil.

La porte s’ouvrit. Mme Jubal esquissa un mouvement pour se lever, mais retomba pétrifiée. Ce n’était pas le maître d’hôtel annonçant le dîner, c’était l’oncle Alfred.

Maigre, jaune, chauve et ratatiné, habillé de travers par ses propres mains malhabiles, il entra d’un petit pas sénile, mais résolu ; il répondit par un regard d’indignation, de défi et de malice au regard ahuri de Mme Jubal et, sans parler à personne, alla s’asseoir dans un coin en remuant à vide ses mâchoires hérissées de blanc.

Mme Jubal fit un effort inouï pour reprendre son sang-froid et sourire :

— Comment, mon oncle, vous avez pu descendre malgré vos souffrances ?… Comme c’est gentil à vous d’avoir fait cet effort pour assister aux fiançailles de notre chère Clarisse… Mettez vite un couvert de plus, ordonna-t-elle à mi-voix au domestique qui venait annoncer le dîner.

Le léger froid apporté par l’apparition de l’oncle céda rapidement à l’excellence des mets et des vins, et les convives s’animèrent, mais d’une gaieté modérée et de bon ton, comme il convenait à leur importance et aux circonstances. M. et Mme Jubal, inquiets sans vouloir le paraître, observaient l’oncle de côté. L’oncle se servait copieusement et, sans mot dire, avalait avec ardeur. Sur l’ordre de Mme Jubal on lui avait versé de l’eau, mais il la dédaigna et avec un gloussement impératif tendit son verre à M. Vémur père, qui se versait du bordeaux et qui lui en servit.

— Mon oncle, vous avez de l’eau, dit Mme Jubal avec un sourire auquel répondit un nouveau regard indigné et narquois.

Le vieillard avala son vin, fit remplir son verre et le vida de nouveau d’un air provocant. Cependant, comme il mangeait et buvait sans en paraître incommodé, les Jubal se rassurèrent un peu et le dîner se poursuivit agréablement. Au dessert, il y eut un silence et M. Vémur père allait sans doute adresser un petit discours aux fiancés, quand tout à coup s’éleva une voix cassée. Renversé sur sa chaise, les yeux à demi clos, ses joues flétries animées un peu par la bonne chère, l’oncle, qui ne semblait plus savoir où il était, parlait :

— Mille balles, pas un rotin de plus ! C’est à prendre ou à laisser, mon garçon. Faut que je dessertisse les pierres et que je fasse fondre les montures, tu le sais bien. Je ne tiens pas à passer aux assises avec toi quand tu te feras boucler, ce qui ne tardera guère, tant t’es maladroit ! Non, mon petit, ne rage pas, c’est pas au père Alfred qu’on fait peur… Il n’a jamais eu peur de personne, vois-tu, et de plus malins que toi l’ont appris à leurs dépens… Allons, c’est dit : mille balles et, vrai, j’y perds, mais je fais ça pour que tu m’envoies des camarades… Qu’ils m’apportent tout ce qu’ils auront… Je gagne si peu avec vous autres que si je ne me rattrape pas sur la quantité… Dame, j’ai ma situation à faire et après, ni vu ni connu, je retourne en province me terrer. J’ai des parents. J’arriverai chez eux les poches pleines. Ils n’y regarderont pas de si près. Je doterai leur fille… Et moi je finirai ma vie en bon bourgeois… Qu’est-ce que tu veux, chacun son goût…

Autour de la table le silence s’était établi. On écoutait le vieillard qui, semblant revivre un passé trouble, périlleux et coupable, continuait à discourir avec des malfaiteurs dont il était le complice.

— Il délire, put enfin proférer M. Jubal, tremblant d’horreur.

— Allez chercher le médecin ! gémit Mme Jubal d’une voix étranglée.

Les invités s’étaient levés de table. Avec des paroles de condoléances sur la démence soudaine du vieillard, ils prirent congé assez froidement.

— Vous êtes un monstre ! cria M. Jubal qui ne put s’empêcher de saisir l’oncle au collet. Vous nous avez fait user d’une fortune criminellement acquise ! Vous nous avez déshonorés ! Mon devoir serait de prévenir la justice…

— D’abord, il y aurait prescription, ricana l’oncle, dont l’œil éteint avait retrouvé un faible pétillement. Et puis, surtout, c’est pas vrai ! Ah ! ah ! ah ! j’ai voulu rire un peu !…

— Vous appelez cela rire, vieux misérable ! cria Mme Jubal, hors d’elle. Mais vous avez sûrement fait manquer le mariage de Clarisse !

— Ça m’est égal, dit le vieux, une autre fois vous m’inviterez !

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