Par-dessus le mur
SURPRISE…
La nuit venait de tomber. Sur le seuil du petit cabaret isolé au coin de la route, la jeune femme était debout dans la lumière jaune qui venait de la salle vide.
— Ce qu’il fait chaud !… murmura-t-elle. Sûr, c’est de l’orage… (Elle s’étira nonchalamment.) Allons, voilà bientôt neuf heures… Louis rentrera pas avant minuit, faut tout de même que je boucle…
Sans hâte, elle rentra, cadenassa les barres qui fermaient les volets des fenêtres et revint assujettir le volet de la porte. Elle entendit les gouttes lourdes de la pluie qui commençait et, laissant son trousseau de clés pendu à la serrure, elle revint sur le seuil.
— Ce que c’est bon ! soupira-t-elle. Elle écarta ses cheveux bruns sur son front moite et bâilla en montrant ses dents blanches.
Un homme parut, sortant de la nuit en courant sous la pluie qui ruisselait, et il se jeta si vite dans le cabaret que la jeune femme poussa un cri.
— Qu’est-ce qui tombe ! (Il secoua son chapeau inondé.) Je peux dire que j’arrive à temps…
C’était un grand gaillard blond, à l’air jovial et bien portant. Il était convenablement vêtu ; une chaîne d’or barrait son gilet ; il avait une alliance au doigt et portait sous son bras une boîte plate et noire.
— Deux minutes plus tard, c’était fermé, dit la jeune femme. Comment que ça se fait que vous êtes comme ça par les chemins ?
— Ben, je vais vous dire. Je suis bijoutier, n’est-ce pas, et je place moi-même dans la campagne. Depuis trois jours, je suis à la ville voisine et je rayonne. Alors, ce soir, je me suis entêté à rentrer à pied pour dîner malgré que j’étais en retard… Je me suis perdu et avec cette pluie… J’ai été bien content de voir votre lumière… Et puis, on dit que c’est pas sûr les routes de ce côté-ci… Alors, comme là-dedans j’en ai pour de l’argent !… (Il tapa sur la boîte noire et soudain s’arrêta comme inquiet.) Vous êtes toute seule ?… Il n’y a personne là ? acheva-t-il, soupçonneux, en montrant une porte.
La jeune femme eut un haut-le-corps.
— Non, y a personne ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour quoi donc que vous prenez la maison ? Mon mari est à la ville, il a été retenu pour affaire, mais il va rentrer avant qu’y ne soit minuit. Et moi je boucle, faut vous en aller.
— Vous fâchez pas, dit l’homme. Vous auriez pas le cœur de me mettre à la porte par un déluge comme ça… Et puis j’ai l’estomac dans les talons et je voudrais bien manger un morceau…
— Il y a de la viande froide et du fromage, dit la jeune femme ; mais faudra vous en aller après. On ne donne pas à coucher ici, c’est pas un hôtel.
Il eut un rire gaillard :
— C’est malheureux ! Surtout si on pouvait remplacer votre mari, hein ?…
Sans se fâcher elle haussa les épaules.
— Voulez-vous vous taire ! Vous n’avez pas honte ?… vous, un homme marié…
Il eut l’air stupéfait.
— Comment que vous savez que je suis marié ?… Ah ! que je suis bête, mon alliance !… Ce que j’en disais, c’était pour blaguer… Quand je vois une jolie femme, j’peux pas m’en empêcher, mais faut pas vous formaliser.
Elle le servit. Il avala d’abord deux verres de vin pur et se mit à manger avec appétit. Il avait gardé sa boîte noire à côté de lui, sous sa main.
Soudain, il tressaillit, posa son verre et se dressa.
— Qu’est-ce que c’est ?
Quelque chose avait gratté derrière la porte en face de lui. La jeune femme rit.
— C’est Kiki. Oui. Tenez, le voilà ! Il ne vous mangera pas…
Elle ouvrit à un gros chat gris qui entra en se frottant au chambranle.
— Il est là rapport aux souris du grenier, continua-t-elle. Mais ce que vous êtes traqueur…
L’homme s’était rassis et vidait son verre.
— J’suis pas traqueur, dit-il d’un air vexé, mais c’est tout mon avoir que j’ai là-dedans… C’est pas du toc. C’est tout ce qu’il y a de beau et de riche…
— On peut voir ?
La jeune femme, intéressée, s’était rapprochée.
— Bien sûr… La vue n’en coûte rien.
Il se leva, vérifia la fermeture des volets et donna un double tour à la porte d’entrée, où pendait encore le trousseau de clés qu’il rapporta. Il ouvrit la boîte noire.
— Regardez-moi ça !
La jeune femme se pencha, mais elle eut à peine le temps d’entrevoir des chaînes dorées. Elle jeta un hurlement qui s’étrangla. L’homme l’avait saisie par derrière. Il l’enleva comme une plume, la jeta sur la table, l’immobilisant d’une main de fer, étouffant ses cris sous une serviette.
— Sois sage… gronda-t-il. Tu vois ça : si tu cries ! Où est l’argent ?
Renversée, folle de peur, elle haletait. Plus encore que la lame blanche du couteau qu’il brandissait devant ses yeux, la figure de l’homme, ses yeux devenus sinistres, la terrifiaient. Sans pouvoir parler, elle fit un mouvement de menton vers le comptoir.
Il la laissa se redresser.
— Attention ! Si tu bouges, si tu cries… T’as compris ? (Il agita son couteau et la regarda de près.) T’es sage, hein ? (Il eut un rire sec.) Oui, je vois ça, alors je ne t’attache pas…
Il prit les clés, alla au comptoir, chassa le chat gris qui était juché dessus, observant la scène, et saisit une bouteille de cognac dont il avala une longue gorgée. Puis il fouilla dans le tiroir-caisse.
— Soixante-douze francs… c’est pas bésef ! dit-il en mettant la monnaie dans sa poche. Où qu’est le reste ?
— Le reste… balbutia la jeune femme.
— Oui, les économies. Le pognon qu’on cache. Le bas de laine, quoi ! Où que c’est fourré ? Dans une armoire ? Sous le matelas ?
— Je vous jure… y a pas autre chose… mon mari a tout mis aujourd’hui à la caisse d’épargne… C’est pour ça qu’il est allé à la ville…
L’homme rit encore silencieusement et revint près d’elle.
— Je te donne une minute pour te décider.
Il avait apporté la bouteille de cognac. Il s’en versa dans son verre à vin et l’avala d’un trait. La jeune femme, raide sur sa chaise, les cheveux épars, livide, claquait des dents.
— Ce que t’es traqueuse, dit-il railleusement… Veux-tu parler maintenant ?… Une fois… deux fois…
Une flamme d’ivresse dansait dans ses yeux. Il approcha lentement le couteau.
— Y a rien !… Je vous jure, y a rien !… Grâce !
Elle eut un râle d’horreur, la pointe piquait son cou. Soudain, l’homme ôta l’arme.
— J’peux pas, grommela-t-il… Ce que je suis feignant… (D’un air colère, il prit la bouteille et but au goulot.) Tu vois, ma poule, reprit-il tout haut, j’aime mieux te croire que de te faire du mal… Y a pas plus galant que moi… Les hommes, j’en boufferais six ; mais les dames, elles font de moi ce qu’elles veulent… Surtout quand elles sont gentilles… Allons, fais risette… C’est trouvé, hein ! le coup du bijoutier avec les chaînes en toc… Ça pose, c’est respectable, ça donne confiance au monde… C’est comme l’alliance… Allons, rigole, que je te dis !… T’es bien plus chouette quand tu rigoles…
Il l’avait saisie par la taille. Il l’embrassa brutalement. Passive, toujours épouvantée, elle se laissa pousser vers la chambre.
Au milieu de la nuit, elle entendit, étouffés dans la boue de la route, les pas qu’elle guettait. Doucement, prenant garde de ne pas réveiller l’homme qui s’était soudain endormi à côté d’elle d’un lourd sommeil, elle se dressa sur le lit et, à demi nue, elle se glissa dans un office jusqu’à une étroite fenêtre, la seule qui n’eût pas de volets cadenassés parce que des barreaux de fer la défendaient.
Dans la nuit que la vague lueur tombant des lourds nuages blêmes rendait indécise, elle reconnut son mari qui venait sur la route, et fut si heureuse que des larmes mouillèrent ses yeux.
— Louis ! appela-t-elle à travers les barreaux, d’une voix étouffée.
Il tourna la tête.
— Chut !… souffla-t-elle. Approche. Pas de bruit. Dis rien. Y a un bandit. Oui, un voleur. Il a volé le tiroir-caisse. Il a voulu me tuer… Il a bu, il est saoul et il dort. Je ne peux pas sortir. Il a les clés des fenêtres et de la porte dans sa poche… Tu as ton revolver… Viens vite…
Le mari écoutait, ahuri. Il était gros et court, avec une moustache en brosse et des yeux ronds dans une face épanouie que l’émotion faisait pâlir.
— Que je vienne ? bégaya-t-il.
— Oui. J’ose pas lui prendre les clés pour me sauver. J’ai peur qu’il se réveille et qu’il me tue… Va chercher l’échelle du hangar, monte par le grenier, la lucarne est ouverte… Dépêche-toi… Qu’est-ce que tu attends ?
— J’attends… J’attends… Ça ne se peut pas…
Il balbutiait, affolé, et, malgré la nuit, la jeune femme voyait la sueur couler sur sa figure devenue couleur de plâtre.
— Ça ne se peut pas… Faut avoir la loi avec soi… J’connais que ça, moi… Faut pas se mettre dans son tort… Des coups de revolver… comme tu y vas !… J’cours chercher les gendarmes… Toi, bouge pas… y s’réveillera pas… Et tu verras ce qu’y prendra quand nous reviendrons.
Il était déjà parti, galopant dans la boue, sous la pluie qui recommençait.
La jeune femme, béante, le regarda s’effacer dans l’ombre. Elle était si stupéfaite qu’elle resta là cinq minutes sans bouger et sans bien comprendre.
— Ça, par exemple… Ça, par exemple !… murmura-t-elle enfin.
Elle rentra dans la chambre à coucher. Sur le lit, l’homme dormait toujours, elle alla à lui et le secoua par le bras.
Il bondit, prêt à se battre.
— File ! cria-t-elle. Passe par derrière ! Mon mari revient avec les gendarmes.
Ahuri, il la regarda et, dans sa fatuité, crut comprendre.
— T’es une chouette poule ! dit-il. V’là tes clés… Viens m’ouvrir… Et as pas peur… on se reverra…
Il fila. Elle s’assit dans la salle, sous la lampe qui mourait, et resta immobile, méditant sa haine nouvelle. En face d’elle, le chat gris, assis sur la table, la regardait de ses yeux verts.