Par-dessus le mur
UN ENLÈVEMENT
M. Jules Blandois, quadragénaire corpulent, d’aspect madré et revêche, mettait en valeur, dans son magasin, quelques meubles achetés le matin au cours d’une tournée dans la campagne. A la demande formulée d’un ton gracieux et dégagé par son frère, il se retourna, furibond :
— Non, non et non ! Je te loge et je te nourris depuis deux mois à rien faire, c’est déjà bien joli, mais te fournir d’argent de poche, je ne marche pas ! Fais comme moi : travaille.
— Ce n’est pas de ma faute si ma santé délicate m’interdit les fatigues, gémit M. Hector Blandois, et si mes facultés intellectuelles ne trouvent pas leur emploi dans cette petite ville…
— Est-ce que je t’ai demandé de venir ? Fallait rester à Paris. Qu’est-ce que tu y as fait pendant des années ? Oui, je sais, tes facultés intellectuelles, et tes grands projets, et les femmes du monde qui devaient faire ta fortune… Tout ça, c’est de la blague… Maintenant, file, voilà un client !
M. Hector s’en alla, mortifié, mais la douceur du jour ensoleillé l’eut bientôt rasséréné. Sur son heureuse nature, les impressions pénibles marquaient peu, et l’injustice extrême de la société, qui n’avait pas encore récompensé ses mérites, le laissait sans fiel. Son heure viendrait, il l’attendait. Dans la glace d’un coiffeur, il jeta un coup d’œil de satisfaction sur lui-même. Ses vêtements paraissaient peut-être un peu fatigués, mais son air jeune, sa stature élégante, son teint pâle et ses yeux noirs l’enchantaient. Il traversa la ville, alla vendre, chez un concurrent de son frère, un petit bougeoir qu’il avait adroitement détourné dans le magasin de celui-ci. Sûr ainsi de pouvoir, avant dîner, aller au café, il acheta un paquet de cigarettes et, content de vivre, se dirigea vers la campagne pour une promenade nonchalante.
Il suivit une route qu’il ne connaissait pas encore et qui le mena, le long d’une rivière, vers un bois déjà verdissant. M. Hector aimait la nature, et les jeunes pousses l’attendrirent. Un vieux mur, qu’il côtoyait en s’enfonçant parmi les arbres, lui inspira des idées romanesques. Comme il était curieux, voyant, dans le mur, une étroite grille dont les volets de bois vermoulu étaient détachés, il s’approcha pour jeter les yeux à l’intérieur du domaine. Mais il ne prit pas garde au vaste parc sauvage qu’il entrevit et tomba en arrêt devant un objet plus intéressant : dans le parc, de l’autre côté de la grille, se trouvait une jeune fille. Elle paraissait dix-sept ou dix-huit ans, elle était blonde et fraîche sous le capuchon rabattu d’une grande mante qui l’enveloppait ; elle tenait des fleurs qu’elle venait de cueillir. Surprise par l’apparition soudaine de M. Hector, elle le regardait avec une curiosité effarouchée d’enfant prêt à s’enfuir. M. Hector répondit par un long regard langoureux et fascinateur. Et elle était si charmante qu’il esquissa l’envoi d’un baiser et roucoula :
— Exquise… divine… une nymphe… Non, non, ne fuyez pas… par pitié…
Tant qu’elle fut visible, il resta là comme enchaîné par un charme puissant. Puis il retourna vers la ville. Il était en proie à une certaine animation et prit discrètement des informations sur le domaine et sur ses habitantes.
Ce qu’il apprit l’intéressa vivement et, le lendemain, il revint de bonne heure se poster aux abords de la grille. Sa fatuité était grande, en sorte qu’il ne fut pas surpris de voir, dans le parc, reparaître la jeune fille. En l’apercevant, elle devint très rouge, et lui se prosterna presque dans l’herbe pour la remercier d’être venue. Elle consentit à s’approcher. Il feignit le trouble et le balbutiement. Puis, il devint poétique et le fut davantage encore les jours suivants où, pareillement, ils se revirent à travers la grille.
Elle l’écoutait, rougissante, confuse, charmée sans doute, et elle disait seulement :
— Je ne devrais pas venir… Ce n’est pas bien… On va me surprendre… Il faut que je parte…
Elle ne semblait pas le trouver ridicule quand, la main sur le cœur et roulant des yeux pâmés, il parlait d’âme sœur, de solitude affreuse dans le voyage de la vie, de cœur meurtri (c’était le sien) soudain renaissant à l’espoir, du ciel qui les voyait et des conseils chuchotés du printemps. Au bout de huit jours, il se mit à genoux pour la supplier de lui donner une mèche de ses cheveux.
Un jour, elle ne parut pas, et il resta jusqu’au soir, furieux et inquiet, à la grille du parc. Le lendemain, quand il revint, elle était déjà là, encore essoufflée d’avoir couru pour arriver plus vite.
— Ce n’est pas de ma faute, pour hier ! lui dit-elle avec une expansion inaccoutumée. Ce n’est pas de ma faute ! Ça m’a fait tant de peine ! Mais elle m’a gardée près d’elle toute la journée. J’en ai pleuré ! Elle me tyrannise ! C’est parce que je suis orpheline, mais elle n’a pas le droit ! Et Mademoiselle est aussi sévère qu’elle. Je suis malheureuse ! Je suis malheureuse !
Elle éclata en larmes en tendant, à travers la grille, ses mains à M. Hector.
« C’est cela, se dit-il, c’est cela. La vieille grand’mère tyrannique et l’institutrice sévère. C’est bien ce qu’on m’a dit… Le moment est venu… »
Et, attirant la jeune fille aussi près que la grille le permettait, il modula avec âme sa grande déclaration. L’enfant, frémissante, pâlit d’émoi ; elle chuchota : « Oui », et s’enfuit.
Le soir même, M. Hector eut avec son frère, dont le concours lui était indispensable, une grave explication. M. Jules Blandois, tout d’abord stupéfait et sarcastique, puis incrédule et méfiant, consentit enfin à se laisser à peu près convaincre.
— Résumons-nous, dit-il, du ton qu’il prenait pour traiter une affaire. Tu vois une petite à travers une grille, tu lui parles, tu lui joues la comédie, tu l’embobelines. Tu t’es informé, tu sais que la grand’mère est une vieille millionnaire à moitié folle qui ne sort jamais, ne reçoit jamais, et fait marcher tout le monde chez elle au doigt et à l’œil. Alors, comme la petite s’embête, tu joues d’autant plus le beau ténébreux et la grande passion. Finalement, c’est convenu que tu vas l’enlever. Bien entendu, tu te dis qu’une fois que ça y sera la vieille sera bien forcée de te la donner en mariage… avec la fortune… Tu ne trouves pas que c’est un peu canaille ?
— Serai-je donc toujours méconnu ? Il n’y a, je pense, pas de canaillerie à épouser la femme qu’on aime et qu’on doit rendre heureuse, protesta noblement M. Hector, qui avait un peu rougi.
— Alors, reprit l’autre, il te faut de l’argent pour les frais, la voiture, le voyage, la maison que tu veux louer d’avance à la ville voisine pour y recevoir la petite ? Eh bien ! écoute, mon garçon : je marche, je vais t’avancer ce qui est nécessaire. Mais écoute bien : si tu te payes ma tête, si c’est un truc pour m’estamper, si ça ne réussit pas… tu peux filer où tu voudras : tu ne rentreras pas ici, je t’en donne ma parole !
M. Hector haussa les épaules. Pour qui le prenait-on ? Et il ne put s’empêcher de sourire à l’avenir doré.
Après des préparatifs diligemment menés, M. Hector, cinq soirs plus tard, dans l’ombre nocturne et sous une pluie aigre, attendait fébrilement, tapi au pied du vieux mur. Une clé grinça, la grille gémit. Il s’élança, les bras ouverts. La jeune fille s’y jeta, palpitante.
Dans la voiture, elle resta muette et tremblante aux côtés de M. Hector qui, un peu ému tout de même, lui tenait la main. Mais quand elle se trouva seule avec lui dans un wagon qui les emportait à travers la nuit et la pluie, elle se serra, éperdue, contre lui.
— Vous m’aimez… Vous m’aimerez toujours ? murmura-t-elle.
— Mon amour ! ma vie ! ma femme ! s’écria M. Hector avec feu. Je vous adore saintement ! Je suis un homme d’honneur, et votre respectable grand’mère…
— Quelle grand’mère ? dit l’enfant étonnée. Moi, je n’en ai pas. Je suis orpheline. C’est la grand’mère de Mademoiselle qui me grondait toujours et m’empêchait de sortir. Elle tyrannise tout le monde… Je suis la sœur de lait de Mademoiselle, et je m’appelle Claire comme elle, et on m’avait fait venir pour être sa demoiselle de compagnie, soi-disant… Mais ce n’est pas vrai ! On me faisait laver la vaisselle, et on me traitait plus mal qu’une servante, et tout le monde me détestait, et j’étais malheureuse !… Mais maintenant… maintenant, je sais que je vais être très heureuse, acheva-t-elle en tendant timidement et tendrement la main à M. Hector, effondré.