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Par-dessus le mur

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UN SOIR D’OUBLI

A la porte du cabinet directorial, Anatole Malabon eut une dernière hésitation, et, dans une agonie de cette timidité maladive qui avait toujours aggravé les innombrables épreuves de sa vie, il faillit prendre la fuite.

Le sentiment de son extrême détresse l’en empêcha. Il se souvint qu’il était un bohème de cinquante ans, sans ressources, sans relations et sans autre espoir d’améliorer sa situation que la démarche qu’il tentait. Il se souvint qu’il y avait, dans un sordide logement au fond des Ternes, une vieille femme impotente qui était sa mère et à qui il fallait des soins et des remèdes chers. Il se souvint de ses dettes misérables et criardes. Il regarda sa redingote verdie, son pantalon effrangé sur ses chaussures crevées. Dans un sursaut de résolution désespérée, il entra pour affronter M. Bance et lui demander une augmentation.

M. Nestor Bance était le propriétaire d’un établissement florissant qu’il appelait, dans ses prospectus, une maison d’enseignement intensif, établi selon les méthodes les plus modernes, pour la préparation aux examens, — et que les élèves appelaient une boîte à bachot.

M. Bance, rompant avec la tradition, n’avait pas installé son institution au quartier Latin, mais dans les parages élégants du Trocadéro. Il n’était pas très estimé des chefs d’institutions similaires, qui l’accusaient d’accorder une liberté excessive aux élèves riches. Mais leurs critiques n’atteignaient pas M. Bance, qui les attribuait à l’envie. Aucune histoire fâcheuse n’avait jamais compromis la réputation de sa maison ; son austérité personnelle était sans reproche et sa seule distraction connue était de faire volontiers des conférences sur n’importe quoi qui fût respectable.

Anatole Malabon, qui avait été normalien, était répétiteur de lettres, depuis trois ans, à l’institution Bance, et il aurait préféré être forçat. Ses élèves le traitaient comme une chose sans valeur, ses collègues ne lui adressaient pas la parole en dehors du service et les garçons de salle l’injuriaient volontiers. Tout cela n’était rien, mais il y avait M. Bance, qui pouvait, d’un mot, le rejeter à la rue, M. Bance, majestueux et méprisant, qui l’accablait de corvées gratuites, se plaisait gravement à le malmener et dont le seul aspect, — avec sa calvitie correcte, sa barbe solennelle et ses lunettes autoritaires, — frappait Malabon d’une angoisse paralysante.

Maintenant, debout devant M. Bance, qui, enfoncé carrément dans un fauteuil sévère, et sévère lui-même, le regardait sans mot dire, Anatole Malabon, maigre, hagard et tremblotant comme un vieil oiseau fasciné, exposait en bafouillant son humble requête. Il ne pouvait pas vivre. Tout était si cher. Il avait sa vieille mère. Il avait des dettes déshonorantes. Il n’avait plus de vêtements, plus de chaussures, plus de linge. Il avait vendu tout ce qui pouvait être vendu chez lui. Il gagnait trop peu : cent soixante-quinze francs par mois.

— Plus le déjeuner de midi ! dit M. Bance.

Malabon, déconcerté, s’arrêta. Puis, après un silence, il recommença, redit, dans les mêmes termes, ses misères, et, dans un coup de courage, formula sa demande : deux cent cinquante francs seraient la vie. Il ferait tous les travaux supplémentaires qu’on voudrait…

Sa voix s’étrangla. Il attendit, pantelant.

M. Bance, qui jouait avec un coupe-papier, répondit enfin :

Il regrettait. Il regrettait beaucoup. C’était impossible. Absolument impossible. (Le coupe-papier, soulignant le mot, fendit l’air.) M. Bance devait ajouter qu’il ne gardait que par pitié M. Anatole Malabon, dont la tenue ne répondait pas entièrement aux exigences d’une maison de premier ordre. M. Bance ne pouvait pas cacher qu’il serait heureux que M. Anatole Malabon trouvât, à l’occasion, une autre place, plus digne de lui sans doute…

Malabon sentit la menace et eut froid dans le dos. Il vit l’indigence et la faim. Il balbutia qu’il était trop heureux de collaborer avec M. Bance. Il promit d’améliorer sa tenue. Il pria qu’on lui pardonnât sa démarche, et sortit.

Il s’en alla chancelant, sans forces pour la colère, mais accablé d’une si cruelle détresse qu’il décida lâchement de s’accorder ce qu’il appelait un soir d’oubli.

Il passa chez lui, donna quelques soins à la vieille impotente, à qui il ne parla pas de son insuccès, puis, après une légère hésitation, il empaqueta les trois derniers livres qui restaient dans sa bibliothèque et les porta chez un bouquiniste voisin, où il obtint quinze francs.

Alors Anatole Malabon gagna le quartier Latin.

Selon sa coutume, il commença le soir d’oubli dans une petite taverne enfumée, tapie dans les parages de la rue des Écoles. C’était là qu’il venait au temps où il était jeune, et, dans le décor sale et pauvre, il retrouvait ingénument ses enthousiasmes de jadis. Le patron, qui datait aussi de ces époques anciennes, avait pour lui une déférente tendresse et lui faisait payer dix sous seulement ses consommations.

Ce soir-là, il en fallut cinq à Malabon pour commencer à oublier ses misères, y compris l’institution Bance. Comme il achevait la dernière, un optimisme puéril, que trente années d’épreuves n’avaient pu tuer, l’envahit, et il se dit que rien n’était perdu et qu’il avait encore le temps de conquérir la gloire. Il dîna d’un petit pain, pour ne pas dépenser en aliments l’argent destiné à l’alcool bienfaisant. Puis, en compagnie d’un philosophe roux, épave comme lui des temps lointains, et qui n’était jamais plus lucide qu’étant ivre, il gagna, vers neuf heures, la rue.

Le soir était doux et la vie lui parut digne d’être vécue. Dans tous les cafés du boulevard Saint-Michel il s’arrêta, et, en même temps que l’ivresse, la joie d’être au monde grandissait en lui. Avec le philosophe roux, au hasard de leur fantaisie, ils burent et discoururent, inlassablement. Ils parlèrent socialisme avec des réfugiés russes. Ils parlèrent esthétique avec des artistes scandinaves. Des adolescents chevelus et mal mis, pareils, eux aussi, malgré leur jeunesse, à des vestiges d’âges abolis, s’annexèrent à eux. Il y en avait deux qui, taciturnes, sentaient l’éther. Un autre toussait et, d’une voix haletante, édifiait la société de l’avenir. Soudain, inexplicablement, deux filles, très jeunes, violemment maquillées, décolletées jusqu’à la taille, séduites par on ne sait quoi, se joignirent à leur groupe. Malabon en pris une sous le bras, et, tendrement, lui récita des vers latins, qu’elle écoutait, flattée.

Ils entrèrent dans une grande brasserie étincelante. Malabon marchait le premier. Son chapeau rejeté en arrière, laissait voir son grand front dépouillé, les mèches grises de ses longs cheveux flottaient le long de ses joues hâves, où l’alcool avait mis des plaques enflammées, et les basques de sa redingote s’envolaient derrière lui, car, en entrant, il esquissa un pas de danse, avec la fille, qu’il tenait toujours par le bras et qui riait sans interruption. Les autres suivaient.

Soudain, Malabon avec stupeur, vit Bance.

M. Nestor Bance était assis, seul, à un guéridon, de l’autre côté de la salle, et il regardait fixement Malabon, la fille fardée et la bande bizarre qui les accompagnait.

Malabon ne s’étonna pas de voir son directeur en ce lieu, tant, tout d’abord, la terreur absorba ses facultés. Il se dit qu’il était perdu et, une seconde, fut dégrisé. Mais l’ivresse revint plus forte ; une haine, contenue depuis trois ans, le saisit, et le démon pervers qui habite l’alcool le poussa à l’irrémédiable.

Il traversa la salle et son bras étendu désigna au philosophe roux, aux filles et aux adolescents chevelus M. Bance.

— Regardez tous ! hurla-t-il d’une voix tragique qui emplit la brasserie. Voilà le mauvais riche !

M. Bance ne bougea pas. Malabon battit un entrechat démoniaque et reprit :

— Honte à toi ! Mon malheur est sans bornes de par ta férocité cupide ! mais j’ai l’âme pure et le cœur bon, et je te méprise, Nestor Bance !

M. Bance se leva. Malabon était très ivre, mais reconnut pourtant que les yeux de M. Bance, derrière les lunettes, étaient troubles et comme vernis, qu’un sourire insolite tremblait sur ses lèvres et que, pour tenir debout, il dut s’agripper au bord du guéridon, où s’écroula une pile énorme de soucoupes.

M. Bance parla :

— Patapon, tu n’es pas un beau ! articula-t-il difficilement.

— Il est saoul ! cria Malabon, exultant.

— Pourquoi pas ? dit avec douceur M. Bance, Patapon, pourquoi avoir inventé des histoires de dettes et de vieille mère infirme, au lieu de dire : « Bance, je veux être augmenté pour faire la noce ! » Je te prenais pour un pleurard vertueux et résigné. Je te fais mes excuses, Patapon. Tu auras quatre cents francs et tu seras surveillant général. Dis à tes amis les anarchistes de ne pas me faire de mal et ne cherche pas une autre place. J’ai besoin d’un homme de confiance… et qui soit discret… Que veux-tu, on ne peut pas toujours s’ennuyer…

Il y eut un silence.

— Assieds-toi, Patapon, il fait soif, ajouta, en confidence, M. Bance, et présente-moi aux jeunes personnes, dis ?

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