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Par-dessus le mur

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Par-dessus le mur

Le vieux mur du parc, délabré et élevé, couronné d’herbes folles et drapé de lierre, au carrefour quittait la route et, après un pan coupé où il y avait une petite porte basse qui paraissait condamnée, s’enfonçait dans le bois.

A l’entrée du bois, dans une clairière tout près du mur, la roulotte était arrêtée.

Vers cinq heures, comme la chaleur devenait moins forte, une vieille femme qui avait l’aspect d’une bohémienne en sortit et s’en alla du côté du village, là-bas, loin sur la route.

Un garçon de dix-huit ans, élancé et basané, vêtu d’une chemise rouge bâillant sur sa poitrine brune et d’un pantalon de toile serré par une large ceinture dessinant la taille mince, parut ensuite. Il écarta avec nonchalance les boucles de ses cheveux noirs emmêlés sur ses yeux brillants, bâilla en s’étirant, rit tout seul avec bonne humeur et alla s’occuper du cheval. Puis, il vint s’installer sur la mousse, au pied d’un chêne, et se mit à tresser de l’osier en sifflant.

Soudain, il entendit comme un frôlement et leva la tête, surpris.

Du haut du mur, une figure l’observait, parfaitement immobile et se détachant étrangement sur le fond sombre des feuilles, — une figure féminine et presque enfantine sous une extraordinaire masse de cheveux fauves dénoués qui, jusque sur le cou et les épaules qu’ils cachaient, descendaient en nappes lourdes le long des joues délicates, laissant voir seulement de grands yeux brun doré et une bouche rouge que plissait une moue sérieuse.

Le jeune homme se leva et, la main sur son cœur, se courba en un salut théâtral.

Une voix argentine vint du haut du mur.

— Vous êtes bohémien ?

Il eut un large geste vers l’horizon.

— Je suis un nomade, déclara-t-il avec un accent guttural et chantant.

— Un nomade… un nomade…

Les yeux ardents, sous les cheveux fauves, le regardaient avec une curiosité avide.

— Alors, vous allez devant vous, au hasard de votre volonté… Vous allez au bout de la terre si vous voulez…

Il rit en montrant ses dents blanches.

— On va où on gagne sa vie… C’est les riches comme vous qui vont où ils veulent.

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas ce que je veux… Je n’aime pas sortir. J’aime mieux le parc. Il n’y a personne. Si je veux voir loin, je monte sur l’échelle du jardinier… Comme je suis là. C’est en cachette. C’est assez amusant…

Elle resta silencieuse un moment et reprit :

— Est-ce vrai qu’il y a des ducs et des princes parmi vous, et que vous avez une langue que personne d’autre ne peut comprendre, et des coutumes mystérieuses ? La vieille, qui est dans la roulotte avec vous, est-ce une de vos reines ? Sait-elle lire dans la main, tirer le tarot, dire les mots qui ensorcellent ?… J’ai lu des livres là-dessus ! Moi, j’y crois ! Est-ce vrai que vous faites le sabbat chaque année ?

Elle s’arrêta, attendent la réponse. Le garçon semblait embarrassé.

— La vieille qui est avec moi, c’est la grand’mère, dit-il avec un air d’enfant. Elle fait le ménage et la cuisine. Moi, je tresse des paniers. En voulez-vous ? Ils ne sont pas chers.

Elle l’interrompit avec impatience.

— Pourquoi mentir ? Je sais, je vous dis ! Vous faites tous semblant de faire des paniers, ou quelque chose comme cela pour que les gendarmes vous laissent tranquilles… Mais, je sais… je sais… vous avez des aventures extraordinaires… vous enlevez des enfants… vous…

— Mais pas du tout ! C’est des histoires ! On est des honnêtes gens !…

— Taisez-vous ! Je sais ! Ce doit être extraordinaire !…

Elle s’était animée, les joues pâles rosissaient. Il la regardait de bas en haut et soudain lui dit avec simplicité :

— Ce que vous êtes jolie !…

Un éclat de rire moqueur. La figure avait disparu.

— A demain ! cria encore la voix argentine.

Il se rassit pour tresser son osier, mais il restait étonné de l’aventure, et lorsque la vieille bohémienne revint il la lui raconta. La vieille y prit un grand intérêt. Elle se fit redire tous les détails et réfléchit en préparant le fricot. Quand ils eurent mangé, pendant que le garçon fumait une cigarette, elle lui donna à voix basse des instructions minutieuses qu’elle répéta deux fois pour qu’il comprît bien.

Le lendemain, dès quatre heures, la vieille fila vers le village et le jeune homme s’installa au pied de l’arbre avec son osier, en se répétant, comme une leçon, ce qu’il devait dire. Comme la veille, il portait sa chemise rouge et son vieux pantalon. Il aurait voulu faire toilette et revêtir un complet marron qu’il mettait dans les grandes occasions, mais la vieille, avisée, l’en avait empêché.

— Bonjour !

La mince figure, sous les lourds cheveux fauves, en haut du mur, était apparue. Il se dressa, un peu troublé, et sa rougeur allait bien à son teint brun. Elle recommença ses questions et, ce jour-là, il avoua sans trop de réticences tout ce qu’elle voulut. Il reconnut qu’il descendait des ducs d’Égypte et qu’un jour viendrait où il serait lui-même roi des tribus errantes ; il se lança dans des récits emphatiques et s’embrouilla dans sa noblesse déchue et ses projets grandioses, mais elle écoutait la voix chantante et rauque et le trouvait si beau qu’elle n’y prit pas garde.

Dix après-midi, sauf un jour de pluie diluvienne, elle reparut ainsi en haut du mur, sur le fond sombre des arbres touffus. Il restait en bas. Il avait osé, une fois, parler d’escalader pour se rapprocher, mais elle s’était rejetée en arrière avec un tel courroux dans les yeux qu’il avait cru ne plus la revoir. Pourtant, elle revint et l’intimité entre eux grandissait. Il lui racontait maintenant sa vie quotidienne et les longs voyages sans hâte le long des calmes routes. Il lui répétait aussi qu’il la trouvait jolie, et elle ne s’en fâchait plus.

De tout cela, la vieille bohémienne s’enquérait avec soin. Elle réfléchissait et donnait des conseils selon le plan qu’elle mûrissait. Un soir, elle estima que le moment était venu. Le garçon était assis à côté d’elle sur l’herbe et tressait un panier à la lueur de la pleine lune qui passait à travers les branches. La vieille, à voix basse, lui dit ce qu’il devait faire le lendemain. Il fut si étonné qu’il lâcha son osier.

— J’oserai jamais, murmura-t-il.

La vieille haussa les épaules.

— Qui ne risque rien n’a rien. Faut profiter des occasions. Je ne serai pas toujours là pour te conseiller, et tu es sans malice… Les gens riches, ça donne n’importe quoi pour éviter le scandale… C’est pas toi qui a été la chercher sur son mur… Et puis, quoi ! tu es bien assez beau garçon pour valoir n’importe qui…

Il promit de faire de son mieux.

Le lendemain, lorsque parut, en haut du mur, la figure de la petite inconnue, il leva vers elle un visage si désolé qu’elle lui demanda aussitôt ce qu’il avait.

— Je ne vous verrai plus, murmura-t-il de sa voix tendre. Nous allons partir… loin… On nous attend… des nomades comme nous.

Elle fit un mouvement et devint si pâle sous ses cheveux ardents qu’il put voir combien elle était bouleversée. Il continua :

— Nous, c’est notre vie de nous en aller… Mais qu’est-ce que je vais devenir si je ne vous vois plus ?…

— Quand partez-vous ? souffla-t-elle.

— Ce soir. Je vais rejoindre la mère qui est au village… Je suis resté pour vous dire… pour vous dire…

Il baissa la tête et, tout rouge, osa :

— Je vous aime.

Elle le regardait. Elle ne rougit pas et dit, très bas :

— Moi aussi, je vous aime.

Il eut un éblouissement.

— Alors, venez… partez avec moi…

Elle sursauta.

— Vous êtes fou !

Il frappa du pied.

— C’est ça ! Vous vous moquez de moi ! Vous m’avez fait aller ! Ça vous est bien égal que je sois malheureux ! Les gens riches comme vous, ça n’a pas de cœur ! Vous me méprisez parce que je suis un bohémien ! parce que je suis pauvre ! Vous me méprisez !…

Les yeux pleins de larmes, il s’appuya à un arbre. Elle le regardait d’un air égaré.

— Venez à la porte du parc ! lui dit-elle brusquement. J’ai la clé !

Il y courut. Après deux minutes, l’étroite porte massive, avec un grincement, s’ouvrit. Il eut un mouvement pour s’élancer, mais recula, stupéfait. Elle était devant lui, debout, misérablement petite et décharnée, hideusement contrefaite. Elle rejetait en arrière, des deux mains, les nappes fauves de la merveilleuse chevelure, et il pouvait voir les épaules inégales, la poitrine creuse, la bosse énorme du dos sur laquelle se posait, sans cou, le beau visage délicat et ardent, qui semblait une difformité monstrueuse.

Elle eut un rire sauvage.

— C’est moi qui vous méprise ? C’est moi ! Hein ? Vous croyez ?

Il resta béant. La vieille n’avait pas prévu le cas dans ses instructions, et il ne sut que dire. Déjà, la porte était, entre eux, retombée lourdement, les séparant. De l’autre côté, il entendit le rire désespéré s’éloigner, et il ne savait plus si c’était un rire ou un sanglot.

— Je me disais bien aussi que c’était pas naturel, murmura-t-il, ahuri, en courant vers la roulotte, avec la hâte de s’en aller.

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