← Retour

Par-dessus le mur

16px
100%

UNE LETTRE

M. Thielle était parti la veille au soir pour Bordeaux où il voulait traiter une affaire importante et, comme chaque fois qu’il s’absentait, il avait laissé la direction de la fabrique à son secrétaire, M. Valoral.

M. Valoral se trouvait à neuf heures dans le bureau de son patron, et s’apprêtait à décacheter le courrier. La porte s’ouvrit. M. Valoral fut considérablement surpris de voir paraître Mme Thérèse Thielle qui, bien que son appartement fût à l’étage au-dessus, ne venait jamais dans les bureaux. C’était une petite femme blonde et vive à qui ses amies reprochaient d’avoir l’air évaporée mais, ce matin-là, sa robe était sévère, sa coiffure disciplinée et son joli visage mobile empreint de gravité.

— Bonjour, monsieur Valoral, dit-elle au secrétaire. Vous êtes étonné de me voir, n’est-ce pas ? Si, si, je sais : la légende de la petite femme folle que rien de sérieux ne peut intéresser !… Eh bien, monsieur Valoral, j’ai formé un projet que je veux réaliser en l’absence de mon mari. Je veux pouvoir le seconder efficacement et partager le poids de son labeur. J’ai réfléchi, j’ai vu mon devoir. Depuis quatre ans que nous sommes mariés les plaisirs sont pour moi, et le travail pour lui… Il ne songe qu’à me gâter. Il me traite comme une enfant. Je veux lui prouver que je suis capable, moi aussi, de travailler et de me dévouer. Monsieur Valoral vous allez m’initier aux affaires. Vous êtes le secrétaire et l’ami dévoué de mon mari, vous allez me faciliter ma tâche… Non, non, ne m’objectez rien, je suis décidée. Paul revient dans cinq jours. J’ai une dépêche de lui… Il faudra du reste que je vous donne son adresse tout à l’heure, vous m’y ferez penser… Alors, d’ici cinq jours, j’ai bien le temps de me mettre au courant… Et quelle bonne surprise pour lui quand il reviendra ! Comme je serai contente ! Alors je prends place à son bureau. Ça va tant m’amuser ! D’abord on ouvre le courrier, n’est-ce pas ? Quel tas de lettres !… Je commence : « La maison Béran prie M. Thielle… » Mais nous verrons après le détail. Je vais d’abord tout ouvrir, et puis nous classerons et vous m’expliquerez…

Frémissante de plaisir elle décachetait vertigineusement les lettres. M. Valoral la regardait. Il était terrifié à l’idée de l’immense surcroît de travail qu’une telle aide allait lui infliger. Il n’osait rien dire, sachant que M. Thielle éprouvait de l’extase pour chacun des caprices de la jeune femme, et, du reste, il pensait que celle-ci, au bout d’une heure, en aurait assez et passerait à une autre fantaisie.

Tout à coup il la vit tressaillir. Une lettre, qui n’avait pas l’aspect commercial, tremblait au bout de ses jolis doigts.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-elle. Et elle relut d’une voix étranglée :

« Mon grand chou. Une bonne surprise ! Je serai libre vendredi prochain et, à trois heures, dans notre petit chez nous. — Ta Sissy. »

— Sapristi ! se dit M. Valoral, c’était ça, je m’en doutais bien !… (Il hésita.) Tant pis, je vais lui dire…

Et tout haut :

— Madame, cette lettre, je vais vous expliquer…

— Taisez-vous ! sortez ! cria Mme Thielle dressée, blême, et les yeux étincelants. Misérable, vous êtes son complice ! Et c’est pour cela que vous avez sa confiance ! Il me trahit, lui ! lui qui a quinze ans de plus que moi ! lui qui joue à la vertu ! lui que j’aime, pour qui je voulais travailler, me dévouer… Ha, Ha, Ha ! Et vous, un homme soi-disant respectable, vous favorisez !… Sortez, vous dis-je !

— Mais madame, je vous affirme, ce n’est pas… la croix…

— Je ne crois rien. Je connais vos mensonges ! Sortez, ou je vous fais mettre dehors ! et ne revenez jamais ici ! Quoi ? Les affaires ? Le courrier ? Voilà ce que j’en fais, tenez, du courrier, je le mets en morceaux ! Quand je pense que je venais ici pour… Mais voulez-vous sortir, à la fin !

Elle avançait sur M. Valoral. Il s’enfuit, consterné. Elle resta seule. Elle relut la lettre signée Sissy, et la plaça dans son corsage. Puis elle se remit, avec des gestes d’automate, à déchirer tous les papiers sans exception qui étaient sur le bureau. Après quoi, toujours dans le même état de calme trompeur, elle marcha vers la cheminée. La pendule était un cadeau qu’elle avait fait à son mari à l’occasion d’un anniversaire ; elle la brisa sur le sol. Elle revint au bureau et fit subir le même sort à l’encrier, autre cadeau d’anniversaire. Ensuite elle tomba sur le fauteuil et eut un long rire hystérique qui s’acheva en une crise de sanglots convulsifs. Enfin elle sortit de la pièce qu’elle referma à clé, passa, sans les voir, au milieu des employés qui dissimulaient mal une ardente curiosité, remonta chez elle, s’habilla et alla expédier à l’adresse de son mari, à Bordeaux, la dépêche suivante :

« Revenez à l’instant. Situation désespérée. — Thielle. »

Elle marcha des heures au hasard des rues. Elle pensait au suicide, elle pensait au divorce, elle pensait à trahir elle-même celui qui l’avait trahie. L’écroulement de son bonheur la torturait. Au soir seulement elle rentra dans son appartement qui lui fit horreur. Elle dîna à peine, elle passa une affreuse nuit, et de bonne heure se leva et s’habilla afin d’être prête à tout événement.

A onze heures il y eut un coup de sonnette et elle tressaillit, mais la femme de chambre vint annoncer M. et Mme Berly. C’étaient le frère et la belle-sœur de Mme Thielle et celle-ci se souvint alors seulement qu’elle devait passer la journée avec eux. Elle eût voulu dissimuler, mais c’était au delà de ses forces, et tout en elle était tragique quand elle les reçut.

— Bonjour, ma petite Thérèse. Eh bien, qu’y a-t-il donc ? Tu as l’air lugubre, dit, en embrassant sa sœur, M. Georges Berly qui était jeune et élégant, Valoral n’est pas encore parti ? J’ai un mot à lui dire.

— Bonjour, ma chère Thérèse, dit Mme Berly, jeune femme à l’air pincé, es-tu souffrante ? Tu n’as pas bonne mine.

Mme Thielle éclata en sanglots :

— Je suis trop malheureuse ! Oui, trop malheureuse. Paul ne m’aime plus ! Il me trahit !

— Paul ! Mais il t’adore ! Tu es folle !

— Naturellement, entre hommes vous vous défendrez toujours ! Regarde ce que j’ai trouvé dans son courrier !

M. Georges Berly prit la lettre que lui tendait sa sœur, tressaillit et devint fort rouge.

— Montre donc, lui cria Mme Berly qui l’observait. Tiens, comme c’est drôle, c’est l’écriture de Cécile, et c’est comme ça qu’elle signe dans l’intimité : Sissy.

— Quelle Cécile ? dit Mme Thielle, haletante.

— Tu ne la connais pas. J’ai été en pension avec elle en Angleterre. Ton mari ne l’a jamais vue… Tandis que Georges la connaît très bien, et elle lui plaît beaucoup… Je m’en doutais déjà ; maintenant, j’en suis sûre ! Ah, c’est trop fort !

Elle se leva et sortit violemment. Mme Thielle resta stupéfaite.

— Tu n’aurais pas pu te taire ? lui dit son frère, furieux. Oui, c’était pour moi la lettre, et ton mari ne sait même pas de qui c’est, ni ce que c’est au juste ! La croix, là, en haut de l’enveloppe, ça veut dire que c’est pour moi. Valoral est prévenu et il me remet les lettres. J’ai demandé cela à Paul, parce que Madeleine est si bêtement jalouse ! Les choses les plus innocentes lui paraissent coupables… Ah, tu as fait du joli, tu peux t’en vanter !

Il s’élança à la suite de sa femme. Mme Thielle resta éperdue de joie. Deux minutes s’étaient à peine écoulées que M. Thielle parut à la porte. Il était poussiéreux, l’angoisse et la fatigue bouleversaient son visage habituellement paisible.

— Thérèse ! cria-t-il, te voilà ! Tu n’as rien ! Mon Dieu, mon Dieu, comme j’ai eu peur ! Mais pourquoi ce télégramme ? Je ne vis plus, depuis hier que je l’ai reçu. Et en bas, qu’est-il arrivé ? Valoral n’est pas là. Les employés ne savent que faire. Le courrier d’hier a disparu. Mon bureau est plein de papiers et de débris, ma pendule cassée ! Avec ça, je viens de croiser ton frère et sa femme qui se disputaient tellement qu’ils ne m’ont même pas vu ! Tout le monde a l’air fou… Quant à l’affaire de Bordeaux, elle est dans l’eau. Mon client est furieux, j’ai tout lâché en recevant cette dépêche… Voyons, ma petite Thérèse, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien du tout, rien du tout, ça n’a pas d’importance, dit Mme Thielle en se jetant dans ses bras. Tout ça, c’est parce que je t’aime, vois-tu !…

Chargement de la publicité...