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Par-dessus le mur

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MARTELAN

Dans l’atelier immense et somptueux occupant le premier étage de son hôtel, le peintre Jacques Férial, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur, travaillait tout en causant avec le Dr Moraud, son médecin et son ami. A une phrase de ce dernier, il se retourna brusquement.

— Martelan ? Si j’ai connu un peintre nommé Martelan ? Mais j’ai vécu avec lui pendant huit ans, de dix-neuf à vingt-sept ans ! Nous avions, avenue du Maine, le même atelier, avec une soupente où nous couchions côte à côte, sur des paillasses, parce que nous avions vendu nos matelas, pour acheter du chauffage pendant l’hiver de 1879, où il a fait si froid. Et je vous assure que jamais deux jeunes gens enthousiastes de leur art n’ont été plus fraternellement unis dans le travail, dans la misère et dans la gaieté que Martelan et moi pendant ces huit années qui sont les meilleures de ma vie, malgré les souliers percés, le poêle sans feu et les jours sans le sou, où le crémier ne voulait pas toujours faire crédit !… Et puis nous nous sommes séparés, je ne sais plus pourquoi, sans motif probablement, parce que toute chose se termine un jour ou l’autre… Je l’ai rencontré ensuite deux ou trois fois, par hasard, puis plus du tout, et cela m’a fait beaucoup de peine quand j’ai entendu dire, il y a une quinzaine d’années, qu’il était mort.

— Eh bien, dit le Dr Moraud, un de mes anciens élèves m’a demandé, le mois dernier, de venir voir un de ses malades indigents, qui l’intéressait particulièrement. J’y suis allé et j’ai trouvé un vieux bohème croupissant dans une misère noire et se refusant obstinément à aller à l’hôpital. Il m’a dit qu’il s’appelait Martelan et qu’il était peintre. Je vous ai nommé, mon cher maître, et il a répondu : « Jacques Férial, je connais, je connais… » sans rien ajouter. Nous avons réussi, par miracle, à le tirer d’affaire, du moins pour le moment.

— Donnez-moi l’adresse, dit Férial brusquement.

Il y alla le lendemain, par une après-midi de fin d’hiver toute trempée d’humidité glaciale. C’était près des fortifications, aux confins de Montrouge et de Plaisance, dans une longue rue morne, une sorte de cité composée de masures lépreuses.

— Suivez l’allée tout droit, lui dit la concierge, une vieille extraordinairement sordide. Traversez le jardin, et c’est l’espèce de hangar qu’est là, avec une porte jaune. Cognez fort, des fois qu’y pionce.

Jacques Férial pataugea dans l’allée pareille à un ruisseau fangeux et traversa un terrain où se tordaient deux ou trois arbres étiques. A la porte jaune, faite de trois planches disjointes, il frappa et, sur un grognement provenant du dedans, il entra.

C’était nu, glacial, délabré. Le sol était en terre battue, les murs étaient en plâtre crevassé ; il y pendait quelques esquisses que la moisissure gagnait. Au fond, il y avait un grabat et, plus près, un très petit poêle en fonte où crépitait faiblement un peu de feu. Penché vers le poêle, un vieillard blême, à barbe grise hirsute, un chapeau mou crasseux sur la tête, une couverture trouée sur le dos, était assis sur une chaise de jardin en fer. Il avait tourné la tête vers la porte et regardait, d’un œil hagard et fâché, qui entrait.

— Monsieur Martelan ? demanda Jacques Férial.

— C’est moi. Et vous, monsieur, qui êtes-vous ? dit le vieux d’une voix creuse.

Jacques Férial éprouvait une gêne à surprendre ainsi, brusquement, dans sa misère, ce compagnon de jadis que la vie avait traité si différemment qu’elle ne l’avait traité, lui ! Peut-être redoutait-il aussi de trouver en Martelan un quémandeur inlassable que sa bienveillance déchaînerait. Il ne se nomma pas, sachant bien qu’après tant d’années — et maintenant glabre et massif, alors qu’il avait été maigre et barbu — il ne serait pas reconnu.

— Je suis collectionneur, répondit-il ; le Dr Moraud, qui m’a soigné, m’a dit avoir vu ici quelques esquisses très intéressantes et je voudrais…

— Le Dr Moraud s’est intéressé à ma maladie, qui est, paraît-il, curieuse, et aucunement à mes esquisses, interrompit Martelan. Mes esquisses n’existent pas, l’eau les pourrit, il pleut à travers le toit !… Vous ne savez pas ce que je brûle là ? ajouta-t-il en brandissant un bout de bois blanc qu’il fourra dans le petit poêle. C’est mon chevalet ! A quoi bon un chevalet ? Pour peindre, sans parler des toiles et des couleurs, il faut avoir chaud et manger tous les jours. Moi, je ne peins plus depuis longtemps. Je laisse ça aux autres… aux malins !…

Il ricana, ce qui le fit tousser. Mais comme son visiteur allait prendre la parole, il reprit :

— Non, monsieur, n’insistez pas ! Je ne sais pas si c’est de vous ou de moi qu’on s’est fichu en vous envoyant ici. Je crois plutôt que c’est de vous et c’est une sale blague qu’on vous a faite ! Un bon conseil : remontez dans votre voiture — vous êtes certainement venu en voiture, vous êtes un homme chic, ça se voit — et filez chez quelqu’un d’important, d’arrivé, de décoré, de subventionné, de tout ce que vous voudrez !… Un type comme Jacques Férial, par exemple ! Croyez-moi, allez-y ! Ça sera cher, mais vous en aurez pour votre argent… Du reste, c’est de ma peinture que vous voulez ? Oui ! Et bien ! allez chez Jacques Férial !

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda le visiteur, qui avait eu un mouvement de surprise.

— Ce que je veux dire ?…

Martelan s’était dressé dans sa couverture qui glissait. Surexcité, il gesticulait et sa voix rauque haletait.

— Je veux dire que la peinture de Jacques Férial est à moi ! A moi, entendez-vous ! A moi ! Je le connais, Jacques Férial, et il me connaît ! Nous avons, côte à côte, dans le même atelier, vécu et travaillé pendant près de dix ans ! Et pendant ces dix ans, il m’a surveillé, observé, étudié, espionné sans relâche, pour s’approprier mes procédés, s’assimiler mon tempérament d’artiste, copier ma manière ! Oui, monsieur ; à vingt ans, à l’âge des enthousiasmes fous, des aspirations généreuses, des nobles rêves, il a eu cette sournoise habileté, ce calcul vil, de s’attacher pour le détrousser, au mieux doué de ses camarades ! Et moi, confiant, imbécile, j’avais pour lui une amitié fraternelle, je lui expliquais mes théories, mes plans, mes rêves, je le guidais, je le conseillais ! Je lui ai appris tout ce qu’il sait. Il m’a volé tout ce que j’ai créé ! C’est ça l’envers de sa gloire ! Et il a réussi parce qu’il a de la patte, parce qu’il est adroit, parce qu’il est un imitateur hors ligne, parce qu’il est pillard, parce que, en outre, tous les moyens lui sont bons pour se pousser, s’imposer, faire sa réclame ! Pendant que je rêvais mes œuvres, que j’étudiais encore, cherchant le mieux, il me devançait et prenait ma place en me copiant servilement. Et il a triomphé, et il gagne cent mille francs par an, et il est illustre pendant que moi je crève !

Une nouvelle quinte de toux l’interrompit et quand ce fut calmé, sans autre transition, il jeta à son visiteur :

— Au revoir, monsieur ! je ne vous reconduis pas. J’ai les jambes malades.

— Au revoir, monsieur, répondit tranquillement Jacques Férial, qui l’avait écouté sans mot dire. Je ne vous importunerai pas davantage. Permettez-moi seulement d’emporter cette esquisse, qui m’intéresse beaucoup.

Il alla décrocher du mur un petit panneau pourrissant où subsistaient à peine quelques vagues taches de couleur, le mit sous son bras, posa cinq billets de banque sur la table et sortit.

Il atteignait l’allée fangeuse quand, derrière lui, la porte jaune se rouvrit violemment. Martelan, chancelant sur ses jambes malades, apparut, s’accrochant au chambranle.

— Férial ! cria-t-il de sa voix creuse, plus haletante que jamais. Férial, écoute : C’est pas vrai tout ce que je t’ai dit ! Je ne le pense pas, tu le sais bien ! C’est moi qui suis un vieux raté !

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