Par-dessus le mur
DANS L’OMBRE
— Prends garde, murmura Simone, s’il rentrait…
René Varnèle, qu’elle repoussait sans énergie, se rapprocha.
— Mais non, voyons, il fait son bridge, et tu sais que pour l’interrompre il faudrait un cataclysme…
Ils étaient, dans la soirée douce, côte à côte sur la terrasse dominant la Méditerranée. Simone se sentait langoureuse, elle permit à René de rapprocher son bras, sa jambe et sa figure.
— Simone chérie, pense que, depuis deux jours, je ne t’ai pas eue un moment… Ce n’est pas pour ton mari, si amis que nous soyons, que je suis venu ici à votre suite…
Simone sourit ; il l’attira, et elle se laissa embrasser jusqu’à la suffocation. Puis ils reprirent haleine et restèrent la main dans la main.
Soudain, il y eut un bruit de pas, tout près. La jeune femme, avec un petit cri, tourna la tête et vit son mari. René se dressa aussi. Sa chaise tomba. Ils s’immobilisèrent, gauchement séparés, pâles dans l’ombre, le cœur battant.
Hersant avançait sur eux, les épaules voûtées, les mains dans ses poches, sa grosse tête barbue jetée en avant comme pour mordre. Dans la nuit, où traînait un reflet de lumière venant de la maison, sa puissante stature s’amplifiait encore. Pour la première fois, Simone vit en lui autre chose que l’image même de la lourde et outrecuidante quiétude, trop facile à berner.
Il tourna court avec un vague grognement ; il passa près d’eux et s’éloigna jusqu’au bout de la terrasse.
— A-t-il vu ? chuchota René dont le dos était mouillé d’une sueur désagréablement froide.
— Non… je ne crois pas…
Simone, crispée, la gorge serrée, pouvait à peine parler.
— Taisez-vous… n’ayez pas l’air… Il ne faut pas qu’il soupçonne… S’il n’a pas vu…
Hersant revenait de son pas pesant. Il semblait en proie à une fureur contenue.
— Viens-tu faire un tour ? demanda-t-il brusquement à René, sans s’occuper de sa femme.
— Allez-y, souffla Simone, soyez gai.
— Volontiers, répondit René au mari, d’une voix qui sonnait faux.
Simone voulut dire quelque chose. Elle ne trouva rien. Elle les vit s’éloigner. La stature herculéenne de son mari dominait et écrasait la mince silhouette élégante de son amant. La figure blanche, les jambes tremblantes, elle rentra dans la maison pour attendre…
Les deux hommes marchaient dans la nuit tiède. Hersant, taciturne, alluma sa pipe. René, pour faire montre de sa tranquillité parfaite, prit une cigarette, mais elle lui parut amère, il la jeta.
— Ignoble, ce tabac, grommela-t-il.
Hersant ne répondit rien, et son silence parut à René tellement sinistre qu’au bout de trois minutes il n’y put plus tenir.
— Tu ne dis rien ? demanda-t-il, un peu nerveusement.
— Je n’ai rien à dire de particulier. (Hersant parlait d’une voix rauque qui ne lui était pas habituelle.) Nous sommes d’assez vieux amis pour ne pas bavarder tout le temps… D’assez vieux amis… répéta-t-il, et René crut entendre un ricanement.
— On va au promontoire, reprit tout à coup Hersant. J’ai besoin de marcher… Tu n’es pas fatigué, hein ? Je sais que tu soignes ta petite santé, mais cela fait du bien, les promenades nocturnes. Et puis, c’est très impressionnant, la nuit, sur la route, en haut des rochers… Tu verras… Tu n’es pas fatigué, hein ?
— Non, non ! (René se raidissait pour répondre délibérément) pas fatigué… Je suis solide, plus solide que tu ne crois… Les nerfs… rien que les nerfs… mais c’est quelque chose… quand je suis surexcité… dans un danger, par exemple… je suis d’une force extraordinaire…
Cette fois, Hersant ricana ouvertement.
— Ha ! ha ! ha ! tant mieux pour toi, ça peut servir… Moi, je n’ai pas de nerfs… C’est-à-dire, habituellement, je n’ai pas de nerfs… tu comprends… Mais j’ai des muscles… Jamais je n’ai été si fort… J’assommerais un bœuf… Si j’étais ruiné, je n’aurais qu’à me mettre lutteur… Ils ne pèseraient pas lourd, les champions… Ils ne pèseraient pas lourd !
Il eut encore un rire inquiétant. Colossal, vers le ciel étoilé, il leva ses deux grands bras aux formidables poings. Ses dents blanches luisaient dans sa barbe courte et ses petits yeux semblaient étinceler. René, frémissant, se sentait mince, chétif, sans défense possible, et sa peur grandissait, l’affolait. Il songeait à des histoires analogues à la leur et finissant dans des vengeances sauvages et sournoises, dans le sang et la mort. Le chemin solitaire côtoyait l’abîme noyé d’ombre. Il y eut un silence. René réunit ses dernières forces et d’une voix étranglée :
— Est-ce que… est-ce que nous allons loin ?
— Non… Encore quelques pas. Tu es pressé ? Tu veux rentrer ? Un rendez-vous, peut-être ? Hein ! casseur de cœurs ! Tous les maris ne te laisseraient pas avec leur femme comme je fais, moi… Mais nous sommes de vieux amis… Hein ! de vieux amis ! Et puis Simone…
Il s’interrompit. René, haletant, reculait, mais Hersant lui saisit le bras dans sa main puissante.
— Ne recule pas… Regarde : le trou noir… à nos pieds… et les reflets… là-bas… Hein… cent cinquante mètres… et les rochers… au fond… Quel écrabouillement si on tombait… Hein… Quel écrabouillement… Avance donc…
Depuis que les deux hommes étaient partis, l’angoisse de Simone, de seconde en seconde, était devenue plus affreuse. Qu’allait-il arriver entre eux ? Qu’allait-il lui arriver, à elle, quand son mari rentrerait ? Elle essaya d’imaginer ce que serait sa fureur. Elle ne l’avait jamais vu déchaîné, mais c’était une brute, et il était sans doute capable de tout. Deux fois, pour s’enfuir, elle se leva avec effort du fauteuil où elle restait figée dans une épouvante qui tendait ses nerfs. Deux fois, elle se rassit : elle voulait savoir.
Soudain elle entendit un pas lourd. Elle tressaillit. Hersant revenait. Il revenait seul. Il s’arrêta devant elle. Elle ne leva pas les yeux. Elle enfonçait ses doigts dans les bras du siège.
— Eh bien ? balbutia-t-elle enfin d’une voix blanche, vous vous êtes promenés ?
Il ne répondit rien. Il fit un pas. De son fauteuil, elle se dressa, pantelante, sentant venir le coup qui allait l’écraser.
— As-tu remarqué que René était bizarre depuis quelque temps ? demanda tout à coup Hersant.
Il avait un ton naturel, paisible. Simone sursauta et se sentit baignée de chaleur des pieds à la tête. Elle leva les yeux et le vit parfaitement semblable à ce qu’il était tous les jours.
— Bizarre, M. Varnèle ? réussit-elle à dire. Mais non…
— Ah ! C’est parce que tout à l’heure, pendant notre promenade, au moment où je lui montrais la route en haut des rochers, — la nuit, c’est impressionnant, — eh bien, brusquement, il a arraché son bras du mien et il s’est sauvé en criant. Je n’ai jamais pu le rattraper. C’est drôle, n’est-ce pas ?
Il avait les yeux pleins d’étonnement. Simone, encore bouleversée, restait muette.
— C’est peut-être, continua-t-il, parce que je n’ai pas été très aimable quand je suis rentré ce soir. Dame ! qu’est-ce que tu veux, j’ai eu une guigne ! Ce sacré Lermillac m’a enlevé un sans-atout magnifique en demandant quatre piques et il a perdu trois levées. Ce sont des choses qui vous exaspèrent, n’est-ce pas ? Je ne pouvais pas raconter cela à René. Il n’entend rien au bridge…
Simone le regardait, stupéfaite, soulagée, irritée. Il bourrait sa pipe d’un air pensif, la bouche ouverte et les yeux plissés, comme d’habitude lorsqu’il réfléchissait. Comment avait-elle, une seconde, pu croire que cette graisse, cette barbe, ces petits yeux, cette bouche molle, seraient capables de devenir tragiques ? Comment avait-elle cru que cette tête obtuse rêverait à autre chose qu’à la table et aux cartes, et que ces grandes mains gauches, étalant leur force inemployée, sauraient être homicides ?
Elle eut un petit rire de mépris rageur… Et René qui s’était enfui devant cet imbécile, au risque de lui donner des soupçons, s’il eût été moins borné…
— C’est drôle tout de même, répétait Hersant. Sacré René ! Pourquoi s’est-il sauvé ?
— Parce que c’est un lâche ! jeta Simone, furieuse, en regagnant sa chambre.
Hersant continua à ne rien comprendre, mais il n’aimait pas à se creuser la tête et il s’assit pour finir tranquillement sa pipe sans chercher davantage à approfondir le mystère.