Par-dessus le mur
INITIATION
C’était pour ce soir-là. Dans l’auto qui roulait vers la rive gauche, la petite Mme Delivry — vingt-quatre ans, veuve, blonde, élégante et candide — était blottie au côté de son amant, Claude Civel, poète de par les solides rentes qui lui permettaient les plaquettes luxueuses.
Elle lui avait pris la main, elle regardait, aux lueurs fugitives des réverbères, étinceler son monocle hautain. Elle était surexcitée ; elle avait délicieusement peur. Elle aurait bien voulu être un peu encouragée, mais lui se taisait, pâle et beau, distant et s’efforçant d’être énigmatique, laissant errer sur sa lèvre rasée son habituel sourire pervers, car la perversité, c’était sa spécialité.
Place Saint-Sulpice, l’auto s’arrêta. Ils descendirent et gagnèrent à pied, dans une petite rue morte, une vieille maison d’aspect conventuel.
— Ma demeure, dit Claude Civel, d’une voix amortie. Ma vraie demeure. Là-bas, à l’Étoile, j’habite pour la convention mondaine ; c’est la façade, le luxe de mon rang, dont ici je m’évade en le rêve, l’au-delà, le mystère, en ce qu’on nomme le vice, — pourquoi ne pas dire ce mot ? puisque vous êtes de celles qui comprennent, puisque vous allez être notre sœur de folie… et de sagesse…
Elle l’écoutait, ravie. Il ouvrit une porte au rez-de-chaussée. A sa suite elle entra, très impressionnée, dans une antichambre tendue de portières lourdes, à peine éclairée par une veilleuse verte.
— Posez vos fourrures, murmura-t-il. Non, gardez votre voile, qu’on ne puisse voir vos traits…
Il la fit passer dans une grande pièce carrée. La lumière rougeâtre d’une lampe de cuivre ciselé, suspendue au plafond, tombait, diffuse, sur des tentures pourpres et des divans bas. Les pieds s’enfonçaient dans un tapis profond. Une odeur pénétrante, dans une chaleur lourde, suffoqua la jeune femme : encens, éther, et une autre odeur, un peu âcre et vireuse, qu’elle ne connaissait pas. Elle entrevit, dans la pénombre, sur un des divans, deux femmes à demi enlacées qui semblaient dormir, les yeux grands ouverts ; dans un angle, un adolescent chevelu et simiesque, tout recroquevillé, reniflait le contenu d’une fiole pharmaceutique ou peut-être le buvait. Par terre, côte à côte sur de minces matelas, deux hommes étaient étendus. Ils se repassaient une grande pipe qu’ils chargeaient d’une pâte brune et dont ils tiraient de profondes bouffées en l’allumant à une petite lampe ronde posée entre eux.
L’un d’eux, sans que personne d’autre ne bougeât, se leva et vint, un peu vacillant. Il avait d’étranges yeux brumeux, des cheveux rares, ébouriffés sur le front, et une face maigre, d’une blancheur de pierre.
— Une adepte… Elle va fumer, murmura Claude Civel en désignant sa compagne, qui, tremblante, mourait d’envie de s’en aller, mais n’osa pas.
— Et… et vous ? chuchota-t-elle.
— Moi ? — il sourit et tira de sa poche une petite boîte d’argent, — le haschisch, je préfère… C’est plus puissant, plus vibrant, plus visionnaire… Il fit une pause et ajouta : plus dangereux peut-être…
Il prit sur un guéridon une tasse de café, tira de sa boîte une pilule sombre et l’avala.
La jeune femme, sur les indications de l’homme blême, s’était allongée, le plus loin possible des autres assistants, sur un matelas couvert d’une soie peinte. L’homme lui apporta une pipe, la chargea, approcha la lampe.
— Aspirez profondément, chuchota-t-il.
Elle hésita, mais rencontra le regard de son amant, étendu non loin sur des coussins. Elle aspira de toutes ses forces, faillit suffoquer, toussa. On lui prépara une seconde pipe, une troisième. Elle s’allongea davantage sur son matelas, fuma encore, courageusement. Les choses bougèrent, tournèrent un peu, l’adolescent sembla gigoter… Et elle bondit, secouée par un terrible haut-le-cœur, son mouchoir sur la bouche. Elle eut juste le temps de gagner l’antichambre, mais non d’aller plus loin, et y fut malade affreusement.
L’homme blême l’avait suivie et, sans mot dire, la soutenait charitablement de son mieux.
— Je veux m’en aller, je veux m’en aller, balbutia-t-elle, plaintive et furieuse, dès qu’elle put parler.
Claude Civel l’emmena, dominant, expliqua-t-il, son ivresse naissante. Il perdait une soirée d’extase, mais il était trop heureux de lui faire ce sacrifice.
Elle ne l’en remercia pas ; elle lui en voulait un peu, mais il daigna plaisanter sa honte naïve : qu’importait l’incident fâcheux s’il était le seuil des paradis révélés, l’épreuve initiatrice des béatitudes sans mélange ? Il la laissa, calmée, à sa porte.
Le lendemain, encore lasse, elle était chez elle, vers deux heures, quand un monsieur, « venant pour les bonnes œuvres du quartier Saint-Sulpice », se fit annoncer.
Intriguée, elle le reçut. C’était l’homme blême. Au jour, décharné, hagard, pauvrement mis, contenant mal un tremblotement et clignant des yeux comme une bête nocturne, il était lamentable et presque tragique. Il attacha sur elle un regard attentif qui la fit rougir.
— De quoi s’agit-il ? balbutia-t-elle.
Mais il l’interrompit.
— Il ne faut plus venir… Il ne faut plus venir… Oui, je sais, aujourd’hui vous n’en avez pas envie, mais demain il vous persuadera… Vous vous habituerez, vous deviendrez comme nous… comme moi (il releva la tête, se montra mieux : elle frémit), et je ne suis pas au bout, vous savez… on va plus loin… je n’en suis qu’aux premiers vertiges, aux premières angoisses… Il ne faut plus venir… vous êtes trop… (il chercha un mot) trop petite… Hier, je vous voyais… une vraie petite fille malade, et si jolie… Il ne faut plus venir… Il y a autre chose, dans la vie, pour vous…
Sa voix était rauque et douce. Mais la jeune femme ne voulait pas être impressionnée… De quel droit ?… Elle protesta, hautaine :
— Merci pour vos conseils, monsieur. Mais cette autre chose banale, à certaines âmes, ne suffit pas.
Il eut un geste las.
— Je sais, c’est de lui… Quel idiot, mon Dieu !… Vous l’aimez, et il vous amène là-bas, avec nous, et vous ne savez pas ce que nous sommes, nous ; et il vous fait fumer, et il vous fait vomir… Non, ne vous fâchez pas, il faut que je vous dise les choses, pour que vous ne veniez plus. Moi, je suis une épave, une loque, n’importe quoi… ça m’est si égal… Mais moi, c’est vrai… Et lui… eh bien, ce n’est pas vrai… Il me donne ce dont j’ai besoin… la drogue, enfin… et moi, je suis… son complice, si vous voulez… je facilite sa comédie… Oui, sa comédie… Sa perversité, ses vices, c’est de la blague… Il a bien trop peur… Son haschisch, oui, « plus vibrant, plus visionnaire »… ce sont des boulettes de pain teintes en vert… Oh, avec une couleur inoffensive… Ce n’est qu’un pitre, vous savez… seulement un pitre…
Il fit une pause. La jeune femme avait pâli.
— Vous… vous êtes sûr… que vous dites la vérité ? balbutia-t-elle.
Il eut un rire muet. Il reprit :
— C’est, en outre, un mufle. Tout à l’heure, cinquante francs dont j’ai besoin pour payer mon hôtel, il me les a refusés… Non… ne cherchez pas votre bourse… Je ne suis pas encore tout à fait sans honte… Mais, voyez-vous, je savais qu’il me refuserait cet argent… Et il m’était plus facile, après ça, de vous parler. Vous comprenez ?… Mais il ne faut plus venir…
Il s’en allait.
— Je viendrai encore une fois… La jeune femme avait un étrange sourire… Je viendrai vendredi soir.
Et ce vendredi, vers dix heures, venant comme l’autre fois avec Chaude Civel, particulièrement séduisant ce soir-là, elle revit la maison conventuelle et la chambre carrée où palpitait, dans les senteurs oppressantes, la lumière rougeâtre de la lampe ciselée. Seuls étaient présents l’homme livide qui fumait par terre avec modération et l’adolescent simiesque qui, dans son coin de divan, sa fiole sous le nez et sans rien connaître de la vie extérieure, gigotait, possédé par une chimère turbulente.
— Permettez que je m’intoxique, dit avec élégance Claude Civel.
Dans une délicieuse bonbonnière émaillée il choisit la plus grosse pilule et l’avala. Il s’allongea sur les coussins.
— Et vous ? demanda-t-il.
— Plus tard, dit-elle, je suis lasse.
Il sourit. Il prit une guitare et en tira quelques accords dont parut ravi l’avorton chevelu, qui gesticula des pieds.
Un temps passa. L’adolescent coassa quelques vers sans suite. L’homme par terre alluma un parfum.
Tout à coup, Civel se dressa.
— Qu’est-ce que j’ai ?… (Sa voix était effarée.) Il me semble… ma langue est sèche… dans l’estomac… une chaleur…
— C’est le haschisch, dit la jeune femme avec douceur.
— Le haschisch… Comment, le haschisch ?
— Oui. Il est bon, n’est-ce pas ? C’est du tout frais que j’ai mis, au lieu de vos anciennes pilules, dans la bonbonnière que vous avez bien voulu accepter… J’ai même eu beaucoup de peine à me le procurer…
Il ne l’écoutait plus. Il avait bondi, affolé. La toute-puissante peur anéantit en lui tout ce qui n’était pas elle-même.
— J’ai l’aorte malade ! hurla-t-il. C’est pour me tuer… De l’eau ! de l’eau chaude !…
Il se précipita sur la bouilloire du thé, et, cinq minutes après, tout saturé d’eau tiède, dans la cuisine de la maison de rêve et de mystère, penché sur la pierre à évier, pour l’immense agrément de l’homme livide qui l’avait suivi, sans plus d’énigme ni de perversité, il vomissait tant qu’il pouvait.