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Par-dessus le mur

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COMMENT ILS ATTEIGNAIENT LA VILLE…

La route, déserte, débouchant d’entre les collines, s’en allait vers la ville qui était là-bas, au bout de la plaine, triste sous le crépuscule.

Comme la pluie augmentait, l’homme et sa compagne s’étaient réfugiés dans la construction abandonnée, sans portes ni fenêtres, qu’on voyait à cent mètres de la route, entre les carrières.

L’homme était grand et maigre, avec un profil d’oiseau de proie et de longues moustaches grises, tombantes. Il avait débouclé la courroie de son orgue de Barbarie pour le poser contre le mur blanc et ruisselant, d’où le plâtre tombait. De son sac il avait tiré du pain, de la charcuterie dans un papier gras, et il s’était mis à manger, après avoir donné sa part à sa compagne, une enfant mince et blonde qui n’avait pas quinze ans.

La petite était assise sur une botte de paille qui se trouvait dans l’angle le plus abrité.

Soudain elle parla.

— On est mal ; on est dans le noir. J’ai peur des rats. Allumez quelque chose, voyons…

— C’est-il que t’es princesse ? répondit, d’un ton rogue et railleur, l’homme qui, à travers le trou de la porte, regardait la nuit. C’est-il qu’il te faut un palais avec ascenseur et salle de bains ? T’es au sec, t’as mangé, la paille te tient chaud… Qu’est-ce que tu veux de plus ?… D’abord qui est-ce qui n’a pas voulu venir jusqu’à la ville ?

— Il fallait marcher encore une heure, dit la petite. Et puis à quoi que ça sert d’être dans une ville ? Vous voulez jamais payer ce qu’il faut pour qu’on mange à une vraie table et pour qu’on couche dans un vrai lit… Vous buvez tout ce qu’on gagne…

— Ferme ! Avec ça que t’étais si princesse quand je t’ai emmenée… Que ta mère m’a supplié parce qu’elle pouvait plus te nourrir et que tu voulais rien faire…

— Je voulais travailler au théâtre. Pourquoi qu’on m’a pas laissé faire au lieu de m’envoyer mendier avec vous… Si j’avais su…

— Qu’est-ce que t’aurais fait ?

— Je me serais sauvée plutôt… Vous êtes toujours saoul…

— Et les gendarmes t’auraient ramenée et fourrée en prison. T’es avec moi, c’est pour y rester. Je suis ton oncle, comme qui dirait. Tu dois m’obéir… Et puis en v’là assez ! Faut travailler demain, c’est la fête. Dors !

Exaspérée, elle se dressa.

— Je veux pas dormir ! J’ai peur ici ! Je veux…

Une gifle, tombant sur sa joue, l’interrompit.

— Tiens, c’est ça que tu veux, sacrée gamine !

— Brute ! brute ! Vous êtes une brute ! Vous m’avez attrapé le nez. Je saigne…

Elle éclata en sanglots convulsifs.

— Quoi donc, dit du dehors une voix éraillée et traînante, y a du monde chez moi ?

Un frôlement s’entendit près de la porte béante. La petite, hors d’elle, redoubla ses cris.

— De quoi, on cogne une dame ?…

Le nouveau venu entrait, tâtonnant au milieu des ténèbres denses. La petite, échappant au vieux qui la frappait, rebondit sur lui, se rejeta de côté avec un cri aigu et se tapit dans un coin, où elle ne bougea plus. Le vieux, la poursuivant, lança un coup de poing et l’arrivant, qui avançait toujours, le reçut. Il jura et riposta au jugé. Le vieux, fou de rage, empoigna au hasard l’adversaire invisible.

Se frappant sauvagement, s’étranglant et se déchirant, ils roulèrent par terre. La petite, épouvantée, immobile dans son coin, essayait de voir sans y parvenir.

Il y eut le râle d’agonie d’un homme étranglé et elle entendit l’un des combattants se redresser.

— J’ai cru que j’y étais, haleta-t-il, et la petite reconnut la voix éraillée du nouveau venu. — J’crois que j’ai serré fort… Sa bouche saigne… y respire plus… Bon Dieu… faut que je voie un petit peu…

Il était à genoux, une allumette brilla une seconde entre ses doigts et la petite entrevit le vieux par terre, sa face convulsée, ses yeux béants et fixes, sa moustache poissée de sang. L’allumette s’éteignit.

— Ben quoi, gronda l’autre, c’est lui qui m’a cherché… Et pis c’est chez moi, ici. J’ couche tous les soirs. C’est-y que c’était ton père ? demanda-t-il à la petite, dont il entrevoyait l’ombre sur la pâleur du mur.

— Non, non, cria-t-elle. Il disait qu’il était mon oncle, mais c’est pas vrai ! C’est bien fait ce qui lui est arrivé ! C’est bien fait ! Je suis très contente !… Oui !… Je le détestais… Il me battait tout le temps, il buvait tout l’argent, et puis… et puis il voulait…

Elle s’interrompit.

— Faut s’en débarrasser, dit l’homme. J’ vas le flanquer dans une carrière, on croira qu’il est tombé d’un accident. Bouge pas, toi. Y a des fosses partout autour, tu piquerais une tête. Moi, y a pas de danger, j’ connais ça comme ma poche.

Il fouilla le mort, prit quelque argent qu’il trouva dans les poches et, le tenant par le collet, il le traîna vers le dehors. Bientôt on entendit un choc sourd et peu après il rentra.

— Ça y est ! Ce qu’il était lourd… Je suis vanné… Faudrait filer d’ici, mais j’en ai pas le courage. J’ suis en coton… Faut que j’ roupille. Bonsoir, la gosse ! Et, tu sais, essaie pas de t’esbigner… Tu te casserais le cou dans un trou… Du reste, tiens, j’ mets la planche en travers de la porte et j’ me couche contre… Comme ça, tu t’envoleras pas…

Il avait barré l’ouverture de la porte avec deux bouts de planche et s’était étendu par terre ; à peine avait-il achevé de parler que déjà il dormait.

La petite alla se blottir dans la paille, et elle y resta longtemps, immobile, les yeux ouverts dans la nuit profonde, à écouter le ronflement de l’inconnu et les grognements que lui arrachait un cauchemar tenace qui l’oppressait. Enfin, elle-même s’endormit.

Lorsque, dans le crépuscule froid du petit matin, elle s’éveilla, toute frissonnante de rêves affreux, elle crut rêver encore plus hideusement. Une face bestiale, couturée de cicatrices malsaines, était penchée sur elle. L’œil droit était crevé, l’œil gauche, tuméfié par un coup récent, luisait, jovial et cynique. La bouche édentée ricanait dans une barbe courte et sale.

La petite, avec un faible cri d’horreur, se rejeta en arrière, mais une main monstrueuse lui ferma les lèvres.

— Qu’est-ce que t’as ? chuchota la voix canaille, qu’elle reconnut bien. De quoi que t’as peur ? Je t’ai débarrassée du vieux… T’es contente, pas vrai ?… Tu verras, on sera heureux, nous deux…

Il rit et, se penchant, embrassa la petite. Elle voulut se reculer, mais le bras de l’homme, autour d’elle, était comme un lien de fer. Déjà il se relevait. Il était massif, presque difforme, la tête dans les épaules et les jambes torses. Il avait un pied bot qu’il lançait en avant comme un pilon quand il se déplaçait, et ses mains touchaient ses genoux.

Il regarda une tache brune sur le sol.

— C’est mauvais d’être ici, dit-il. Faut filer, et presto. C’te nuit j’étais trop crevé. Il y aurait eu la guillotine au bout, fallait que je dorme…

La petite était debout. Silencieusement elle se préparait. Soudain l’homme revint sur elle.

— On part. Alors vaut mieux s’entendre, puisqu’on est ensemble. Avec bibi faut pas blaguer, faut être gentille pour qu’y soye gentil… Si t’es gentille y sera en sucre… un nanan, quoi… un petit homme comme y en a pas deux… as pas peur… Mais si tu bronches, si tu jases, si tu veux filer… couic…!

Il ouvrit et ferma comme des cisailles ses mains monstrueuses. Il ricana et chargea l’orgue sur son dos.

— On va à la ville, déclara-t-il. C’est la fête. Y a des sous à gagner. Y te faudra une robe neuve… J’ veux que tu sois bien frusquée, moi… Tu verras, j’ t’apprendrai ce qu’y faut faire pour ça… Du reste tu t’en doutes, hein ?…

Ils se mirent en marche sur la route boueuse. Mais le soleil se levait, qui les réchauffa, et comme ils atteignaient la ville, l’homme devint jovial.

— Ce qu’y fait un chouette temps, dit-il à la petite. Allons, rigole !… C’est not’ jour de noces, quoi !… Faut être gai !… On va déjeuner… Eh ben, sacré nom, quoi que tu fais ?…

La petite s’était élancée. Deux gendarmes, à la porte de la ville, stationnaient.

— Arrêtez-le, leur dit-elle très vite, et son bras tendu désignait le boiteux. C’est un assassin ! Il a tué un homme cette nuit. Le corps est dans la carrière, près de la maison abandonnée au bord de la route…

Déjà le boiteux, hurlant de rage, se débattait aux mains des gendarmes. Il était si fort que tous trois roulèrent sur le sol. La petite, légère, s’enfuit dans les faubourgs et s’y perdit, libre.

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