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Par-dessus le mur

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LE PÈRE MAY

— Alors, père Mathieu, vous v’là qui partez ?

Dans l’aube blême et pluvieuse, le père Mathieu regardait, avec une dernière hésitation, la masure où il avait si longtemps vécu. Il oubliait les années d’âpre misère pour s’attendrir au souvenir de longues paresses et de quelques ribottes, trop rares à son gré. Il tourna la tête et vit la vieille revendeuse, sa voisine, à qui, la veille, il avait cédé les ruines de meubles et les débris d’ustensiles domestiques qui constituaient ses biens terrestres.

— Oui, dit-il, je m’en vas. Depuis que le père May est mort, je peux plus me supporter ici. Dame, pensez, ça faisait neuf ans qu’on ne se quittait pas. On s’est connus, on était camelots tous les deux, on s’est associés pour travailler ensemble, en bons camarades, et jamais on a eu un mot…

— Ça c’est vrai, dit la vieille, vous étiez comme les deux doigts de la main. C’est même drôle, vous aviez fini par vous ressembler, surtout depuis que vous aviez laissé pousser vot’ barbe comme lui…

Un éclair de satisfaction passa sur le visage ridé du père Mathieu.

— Ah ! vous trouvez qu’on se ressemblait ?…

— Ben oui, y avait de ça. Pourtant, vous étiez pas parents, hein ? Vous êtes de Paris, vous, et lui il était de la campagne… Dites donc, c’est-il vrai qu’il avait été à son aise dans les temps ? Et puis, May, c’était-il bien son vrai nom ?

Le père Mathieu fit un geste évasif.

— Moi, je l’ai toujours appelé comme ça, et je sais seulement qu’il avait été villageois, marié et établi, et qu’il était parti de chez lui pas très jeune, vers trente-cinq, trente-six ans. Il m’a raconté que c’est parce que sa femme lui faisait la vie dure à cause qu’il réussissait pas dans ses affaires et que le bien était à elle. Alors, vous le connaissiez, le père May, c’était la crème des hommes, doux, poli, gentil et honnête qu’on ne peut pas plus, mais il avait de la fierté et de la délicatesse ; alors il avait pris la mouche, il s’était mis en tête de faire fortune et il était parti… Et puis, dame, il avait dégringolé encore et il avait jamais voulu retourner comme ça, en sans-le-sou… Mais je bavarde et faut que je file. J’espère qu’on se reverra.

Il s’en alla, son paquet sur le dos. Il sortit de Paris. Il marchait d’un pas lourd, sans hâte ni trêve. L’interminable route ne l’inquiétait pas. Il ruminait le plan qu’il avait formé et qui tantôt lui semblait fou et tantôt excellent, et il en discutait avec lui-même, à demi-voix :

« Pour une idée, c’est une idée… Savoir si ça réussira et si les gens de là-bas me prendront pour lui ? Durieu, Edmond-Jules, c’est comme ça qu’il s’appelait de son vrai nom, le père May, et il était né à Lazoches, dans la Beauce. Et maintenant qu’il est mort et que je lui ai pris ses papiers, c’est moi qui m’appelle Durieu, Edmond-Jules, et qui suis né à Lazoches. Bon ! Et ce qu’il n’a jamais voulu faire par fierté et délicatesse, comme il disait : retourner chez lui, se faire reconnaître, réclamer ce qui lui revenait, c’est moi qui vas le faire à sa place… Sûr, ça réussira, la vieille a dit que je lui ressemblais et puis il y a vingt-cinq ans maintenant qu’il avait quitté son pays et on change en vingt-cinq ans, et puis j’ai les papiers : Durieu, Edmond-Jules, c’est moi. Je sors pas de là… Oui, mais faudra pas gaffer avec ceux qui l’auront connu… Et puis, si sa femme vit encore, savoir si elle éventera pas la mèche tout de suite. Alors, si on me découvre, je risque quoi ? A quoi qu’on pourra me condamner ?… Oui, mais qui ne risque rien n’a rien. Et si je réussis, me v’là sorti de misère, me v’là propriétaire peut-être bien, et tranquille jusqu’à la fin de mes jours, et au bon air, à la campagne, dans la verdure, tout mon rêve !… »

Ces alternatives d’espoir et de doute ne cessèrent de le tourmenter. Il marcha des jours et des jours, coucha dans des granges ou à la belle étoile, économisant âprement les quelques francs qu’il avait, afin de pouvoir manger jusqu’au bout de son long voyage.

Il arriva une après-midi, vers cinq heures. A l’entrée de Lazoches, au carrefour de deux routes, était un cabaret.

Antoine Grenu, lut-il sur l’enseigne.

« C’est ça. Le père May m’en a parlé. Je vas entrer. C’est maintenant qu’il faut qu’on me reconnaisse. Attention ! »

Il poussa la porte à claire-voie. Dans la salle quelques vieux paysans étaient attablés. Le patron, gros homme d’une cinquantaine d’années, vint servir le nouveau venu qu’il fit payer d’avance, en vertu de son aspect indigent.

Le père Mathieu vida son verre, hésita un moment, toussa et prit la parole.

— Dites donc, monsieur Grenu ?…

— Qu’est-ce qu’y a ? dit Le patron, rogue.

— C’est pour un petit renseignement. Est-ce que vous ne vous rappelez pas… de quelqu’un qui venait ici autrefois ?… Oui, un ancien du pays… Voyons, cherchez bien… Y a vingt-cinq ans et plus… Un ami à vous… Qui s’appelait… Durieu… Jules Durieu…

Le patron le regarda fixement.

— Pourquoi que vous me demandez ça ?

Les buveurs avaient tourné la tête, et observaient attentivement le nouveau venu qui souriait d’un air entendu.

— Oh ! pour savoir… Est-ce que sa famille habite toujours le pays ?

— C’est pas possible que ça soye lui qui serait revenu ? murmura tout à coup un des buveurs.

Le père Mathieu frémit de joie.

« Ça mord ! » pensa-t-il.

— Pourquoi donc que vous vous intéressez tant que ça à Jules Durieu ? demanda le cabaretier. C’est-il que vous le connaissez ?

— Oui, peut-être bien… Et je crois que vous le verrez bientôt…

— Tais-toi donc, vieux gueux, on te reconnaît bien ! interrompit violemment un vieux paysan à tête de chouette. Alors t’as pas honte de revenir après tout ce que t’as fait ? On t’espérait mort, mais les canailles ça a la vie dure, faut croire !

— Hein ? Quelle canaille ? balbutia le père Mathieu ahuri.

— Toi, pardi ! Et t’as de la veine que le père Fargue soit pas ici ! Ce que tu lui as fait, il y a vingt-cinq ans, il l’a pas oublié, et ça se comprend ! Comment, toi, à trente-cinq ans, et un homme marié encore, tu as été enjôler sa fille, une fille de quinze ans et t’as filé avec elle on ne sait où, qu’on ne l’a jamais plus revue ! Et que tu as tout filouté à ta pauv’ femme avant de partir et qu’elle est restée sur la paille, et qu’elle est morte, bien par ta faute !

— Et que tu nous as fait à tous des canailleries et des saletés ! Et maintenant, tu as le toupet de revenir, le bec enfariné !…

— Tu vas voir, on n’a plus peur de toi, maintenant !

Tous, dressés, le menaçaient.

— Non, je le jure, je ne m’appelle pas Durieu ! cria le père Mathieu en reculant derrière sa table.

— Menteur ! Montre tes papiers ! Montre-les, pour voir ! On t’a reconnu, on te dit ! On t’a assez vu dans le temps, quand t’étais la terreur du pays !

— Tiens, le v’là, le père Fargue, je l’ai envoyé prévenir, que t’étais de retour ! ricana le cabaretier.

A travers les vitres, le père Mathieu vit, sur la route, un énorme paysan à cheveux blancs qui accourait en brandissant une trique. Il ouvrit derrière lui la fenêtre qui était basse et sauta dehors.

— Tout de même, se répétait-il en fuyant, ce qu’il était canaille, ce père May ! Qui aurait cru ça ?…

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