Par-dessus le mur
SANS-SOUCI
On l’appelait Sans-Souci à cause de son inaltérable bonne humeur, proverbiale parmi les miséreux. Depuis trente ans qu’il vivait, il ne s’était jamais connu d’autre ambition que celle de se procurer chaque jour de quoi manger. Pris entre une paresse invincible, qui lui interdisait le travail, et une peur affreuse de la police, qui lui interdisait le vol, il avait résolu le problème en pratiquant une sorte d’ascétisme vagabond. Il ne pensait pas aux femmes ; il ne buvait pas, et, s’il fumait, c’était parce que cela ne coûtait que la peine de se baisser.
Cette nuit-là, son vieux feutre enfoncé sur sa tête et le collet de son pardessus en loques relevé jusqu’à ses oreilles, il stationnait sur le trottoir devant l’entrée d’un cercle élégant. Dès qu’une auto s’arrêtait, il courait pour ouvrir la portière, car les trois ou quatre journaux maculés qu’il portait sous le bras étaient de l’avant-veille et constituaient seulement sa sauvegarde à l’égard des agents.
Le froid piquait ; il aurait voulu dix sous pour avoir une soupe aux Halles et finir sa nuit assis et à couvert. Mais il avait la guigne : trois heures venaient de sonner, et on ne lui avait encore rien donné. Pourtant il sifflotait un air à la mode, sans s’impatienter ni se décourager, et dans sa face maigre, hérissée d’un poil hirsute, ses yeux n’exprimaient qu’une résignation joviale.
Soudain, il se précipita. Un monsieur très élégant, en habit sous sa pelisse, et qui fumait un havane dans un porte-cigare cerclé d’or, achevait de descendre l’escalier du cercle. Il semblait plein d’allégresse et fredonnait ; mais il fit un faux pas, manqua la dernière marche et, perdant l’équilibre, tomba vers le trottoir la tête en avant.
Sans-Souci, d’un geste rapide, le rattrapa à bras-le-corps et, dans un vigoureux effort, réussit à le retenir et à le remettre sur ses pieds. Puis il lui ramassa sa canne à béquille d’or et son chapeau haut de forme, qui avait roulé.
— Cassé, mon monocle, dit le monsieur, un gros jeune homme rasé qui semblait un peu gris. Ça ne fait rien !
Il se tourna vers Sans-Souci.
— Merci, mon vieux. Sans toi, je m’étalais salement. J’ai la veine, ce soir. Je gagne vingt-cinq billets et tu te trouves là tout exprès pour m’empêcher de me casser la gueule. Tiens, c’est pour toi ça !
Il avait fouillé dans sa poche et tendait un billet de banque.
— Mille balles ? haleta Sans-Souci. C’est pour blaguer ? Mille balles !…
— Quoi, ma gueule vaut bien ça. Prends, puisqu’on te le dit.
— J’ pourrai jamais changer, fringué comme je suis, balbutia Sans-Souci, éperdu. Sûr, on croira que j’ai volé…
— Esprit pratique, constata gravement le gros jeune homme. J’aime ça.
Complaisamment il se fouilla de nouveau.
— Tiens, voilà tes mille balles en billets de cent et de cinquante. C’est plus commode, hein ? Bonsoir. Va faire la noce.
Il regagna en riant son auto, dont Sans-Souci ne songea pas à lui ouvrir la portière et qui l’emporta.
Sans-Souci s’éloigna aussi. Il marchait machinalement, trébuchant comme un homme ivre. Depuis qu’il se connaissait, la plus grosse somme qu’il eût jamais possédée en une fois était cinq francs donnés par une vieille dame généreuse pour laquelle il avait descendu quatre malles fort lourdes.
— Faut être sérieux, se répétait-il en essayant de reprendre un peu de sang-froid et en tenant les billets au fond de sa poche, dans sa main serrée. Faut pas faire de blagues. Attention que je dis ! Faut être sérieux. Avec ça, j’ crains plus les jours de guigne. J’ peux entreprendre quéque chose de bon. Un petit commerce, ça m’irait assez… Faut réfléchir… C’est un coup de veine comme on en a pas deux… Tout de même, y a des chouettes types dans le monde riche. Mille balles pour avoir étendu le bras… Mille balles, à moi…
Il suivait la rue du Quatre-Septembre, allant par habitude vers les Halles. Tout à coup, il s’aperçut qu’il avait faim.
— Bon Dieu ! murmura-t-il, ça creuse, les émotions. J’ vas me payer une bombe, une vraie… Ça m’est jamais arrivé. Quoi, si j’ casse vingt balles, c’est pas la mort d’un homme. Y m’en restera encore plus qu’y m’en faut…
Un appétit de jouissance qu’il n’avait jamais éprouvé l’envahissait maintenant qu’il avait de quoi le satisfaire. Il était rue Montmartre. Devant lui marchait une fille brune, assez jolie, et qu’il connaissait pour avoir quelquefois plaisanté avec elle.
— Ça y est, se dit-il, surexcité. Y me faut une poule. Pour une fois, noce complète.
La fille, tout d’abord amicalement méprisante, dès qu’il lui eut montré un de ses billets le suivit, persuadée qu’il venait de faire un coup fructueux et pleine de considération pour lui.
Ils s’attablèrent dans un cabaret des Halles, et Sans-Souci, avec une soupe à l’oignon, une choucroute garnie et des escargots, arrosés de trois bouteilles de vin cacheté que suivirent quelques petits marcs, atteignit la limite des délices.
L’après-midi suivante, vers deux heures, il s’éveilla aux côtés de sa compagne dans une misérable chambre d’hôtel meublé. Il eut quelque peine à rassembler ses idées. Soudain, une peur terrible d’avoir été volé le fit bondir du lit ; mais les billets étaient toujours dans sa poche, et il se recoucha, rassuré. Il avait la tête lourde ; il était envahi par une voluptueuse paresse.
— Bon Dieu ! soupira-t-il en s’étirant, c’ qu’on est bien dans des draps…
La fille s’éveilla à son tour. Elle lui révéla qu’elle s’appelait Louisa et qu’on allait déjeuner.
Une camarade, du nom de Margot-la-Flemme, survint en compagnie d’un voyou bien mis, à l’aspect équivoque. Ils s’invitèrent.
Après le repas, Louisa prit Sans-Souci à part.
— Pourquoi qu’ t’as des tifs longs comme ça, lui dit-elle, et c’te barbe, c’est tout ce qu’y a de moche. Et pis les fringues, c’en est une dégoûtation… Pisque t’as fait une affaire, frusque-toi. Va au coin, y a un décrochez-moi… Et pis, passe chez le merlan…
— Elle a raison, se dit Sans-Souci. Faut êt’e propre. Quand on veut faire quéque chose, y a que ça de vrai.
Il descendit et revint une heure après, rasé, pommadé, vêtu d’un complet à carreaux, et si changé que Louise put à peine reconnaître, dans ce monsieur qui avait presque l’air d’un bookmaker, sa conquête hirsute et dépenaillée de la nuit.
— Ce que t’es bath ! s’exclama-t-elle en se jetant à son cou avec enthousiasme.
Sans-Souci resta avec elle huit jours entiers qui se passèrent en distractions variées. Chaque matin, il se disait que ce serait la dernière journée, et qu’il allait enfin, avec son argent, réaliser les plans, imprécis d’ailleurs, qu’il avait en tête ; mais les sensations nouvelles qu’il goûtait étaient plus fortes que ses résolutions et lui révélaient confusément que jusqu’alors il n’avait pas vécu.
Au bout de la semaine, il avait dépensé deux cent cinquante-huit francs, et il quitta Louisa pour Margot-la-Flemme, dont le jeune ami venait d’être envoyé au Dépôt.
Margot fut moins chère que Louisa. Indolente, comme l’indiquait son nom, elle prit, avec Sans-Souci, l’habitude de se lever vers six heures du soir. Ils descendaient boire quelques apéritifs, dînaient copieusement et passaient la nuit dans des bars ou dans des caveaux où l’on chantait.
Cela dura une douzaine de jours.
Quand Sans-Souci n’eut plus que cinq cents francs, il eut un sursaut d’énergie. Il lâcha Margot et lâcha les Halles, décidé à faire fructifier enfin la somme qui lui restait. Mais le même soir, rue de la Gaîté, une petite blonde, qu’on appelait, à cause de la douceur de sa peau, la Môme-en-Soie et avec laquelle il lia conversation par hasard, renversa ses projets.
Les cinq cents francs durèrent deux semaines, et le dernier billet de cinquante francs fut perdu chez un bistro qui tenait une agence clandestine de paris aux courses. Deux jours après, l’hôtelier reprit la clef, le marchand de vin refusa le crédit et la Môme-en-Soie s’en alla pour ne plus revenir.
Sans-Souci, ce soir-là, ne dîna pas. Avec les quelques sous qui lui restaient, il prit un amer menthe et ensuite alla chercher des journaux du soir pour les vendre.
Il avait gagné les boulevards. Sans songer à offrir aux passants les journaux qu’il tenait sous le bras, il marchait la tête basse, les mains dans ses poches. Il n’arrivait pas à se rendre compte de sa situation, mais il était oppressé par une indéfinissable détresse où persistait le souvenir luxurieux de la Môme-en-Soie.
Le temps passait sans qu’il y prît garde. Minuit sonna, puis une heure. Subitement, la fatigue sembla l’éveiller. Il se dit qu’il ne savait pas où coucher, et aussi qu’il avait faim. Une horreur le saisit. Il comprit confusément qu’il n’était plus le vagabond résigné et joyeux de jadis. Il sentit que maintenant il ne pourrait plus se passer des jouissances qu’il avait apprises : dormir dans un lit, manger à sa faim, boire de l’alcool, retrouver une femme. Il comprit aussi que pour avoir l’argent nécessaire à tout cela il n’y avait pour lui qu’un moyen. Et il frissonna en sachant que, ce moyen, il allait l’employer au mépris des risques et des possibles châtiments.
Il jeta des yeux hagards autour de lui, comme pour chercher un passant à dévaliser. Il tressaillit. Il était inconsciemment venu à cette même place où, un mois avant, sa vie avait été bouleversée.
Il regarda. Il sursauta. Ses yeux devinrent fixes. Le même jeune homme descendait les marches, la pelisse ouverte sur l’habit, le cigare à la bouche et la canne sous le bras. Sans doute, il avait encore gagné, car son visage respirait l’allégresse, et il fredonnait.
Sans-Souci bondit vers lui.
— Tiens, salaud, en v’là pour tes mille balles ! gronda-t-il en le frappant de toutes ses forces en pleine figure.