Par-dessus le mur
TUFFIN
Tuffin prit, comme d’habitude, le métro à la place du Trocadéro, afin de regagner la rue Lecourbe, où il habitait. Quand il fut assis dans son compartiment de seconde, il goûta le vif soulagement qu’il éprouvait toujours en s’éloignant du cours élégant où il était professeur de peinture. Il se moucha avec indépendance et fouilla dans la poche de son pardessus pour y prendre son tabac et rouler une cigarette qu’il allumerait dans la rue.
C’est alors que, dans cette poche, il trouva la lettre.
C’était une lettre gris perle, légèrement parfumée, sur laquelle son nom était écrit d’une grande écriture féminine impersonnelle. Après l’avoir considérée avec étonnement, il l’ouvrit. Il lut, devint très rouge, relut et resta stupéfait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un billet d’amour, ou du moins de sympathie très tendre, à lui, d’une de ses élèves ?… C’était absolument fou !
Lorsque Mlle Clotilde Chandon avait fondé, près de l’avenue Kléber, un cours où l’on enseignait les arts et les lettres aux jeunes filles riches, elle avait, tout d’abord, pris des professeurs jeunes et élégants, dans le but de s’attirer plus d’élèves. Mais elle avait trop réussi. L’enlèvement d’une romanesque personne de seize ans par un séduisant maître de littérature avait failli discréditer à jamais l’établissement, et la directrice, épouvantée, avait sans attendre remercié son personnel, pour s’entourer de professeurs de tout repos ; ce qui plut beaucoup moins aux élèves qu’à leurs familles.
Tuffin, qui avait alors quarante ans, et qui, après avoir tout rêvé de l’art, n’avait plus qu’une préoccupation : gagner de quoi vivre, avait été présenté à Mlle Chandon. Sa figure banale et triste, son crâne mal couvert de mèches longues, sa barbe terne, ses yeux de myope derrière le lorgnon instable, son teint blême et sa maigreur chétive sous les vêtements fatigués, avaient infiniment plu à la directrice, qui l’avait tout de suite engagé, à des conditions modestes, puisqu’il semblait gêné.
Tuffin, pour la première fois, s’était félicité de sa laideur, mais il s’était bientôt aperçu que ses élèves lui étaient hostiles. Elles étaient une vingtaine, toutes jolies ou, du moins, toutes élégantes et gracieuses. Au milieu d’elles, de leur parfum, de leurs rires et de leurs insolences, il se figeait en une dignité timide qui le rendait plus ridicule, et il souffrait un peu. Mais il en avait vu bien d’autres, il avait connu des humiliations plus cuisantes que des railleries de jeunes filles ; elles étaient d’un monde si loin de lui, et il s’était résigné à tant de choses, que cela le touchait à peine. Il donnait ses leçons, il gagnait sa vie, le reste n’avait pas d’importance.
Tuffin, dans son métro, songeait à tout cela en relisant, pour la troisième fois, avec une stupeur grandissante, sa lettre. Il y avait quelques lignes très simples. On parlait de sympathie intellectuelle et artistique, d’estime profonde et du désir de n’être pas confondue avec les autres, frivoles et méchantes. Ce n’était pas signé. On n’osait pas encore se faire connaître, mais on écrirait pour le surlendemain, poste restante.
Laquelle de ses élèves avait écrit cela ? Laquelle de ces vingt jeunes filles, qu’il ne retrouvait jamais sans une appréhension ? L’écriture ne pouvait rien lui apprendre, et il lui était impossible de savoir qui avait mis la lettre dans son pardessus, pendu au vestiaire du cours. Puis, ses perplexités changèrent de sujet : Que devait-il faire ? Son devoir était-il de montrer ce billet à la directrice ? Mais il éloigna l’idée d’une telle trahison envers celle qui lui avait écrit. Du reste, savait-il comment cela tournerait ? Mlle Chandon était d’une intransigeance absolue. A la pensée de perdre sa situation, il eut froid dans le dos. Il ne dirait rien à personne. C’était un enfantillage sans importance et il n’y fallait plus penser.
Il y pensa cependant, presque sans trêve, jusqu’au surlendemain, qui était un vendredi. Ce matin-là, avant d’aller au cours, il fit sa toilette avec plus de soin que d’habitude et il passa au bureau de poste qu’on lui avait indiqué, place du Trocadéro. Il y trouva une lettre.
Elle était plus longue et plus intime que la première. On lui parlait de lui, de ses souffrances, de sa fierté qu’on avait devinée, de son avenir d’artiste… Son avenir ?… Il eut un sourire d’amertume en se rappelant ses espoirs de jadis, et un peu d’orgueil en pensant que quelqu’un le croyait encore capable d’avoir un avenir.
Devant ses élèves, il arriva assez ému, malgré ses efforts. Il répondit mal aux indications qu’on lui demandait et il passa tout le temps du cours à les regarder l’une après l’autre à la dérobée, en se répétant la question qui le troublait tant : Laquelle est-ce ? Sur quel visage, dans quels yeux, trouverait-il l’intérêt qu’on lui témoignait avec tant de sincérité touchante ? Il ne put rien découvrir.
Les lettres continuèrent. Dans la quatrième, on lui confia qu’on n’était pas heureuse, malgré les apparences, et on lui demanda de mettre, au lieu de son habituelle cravate noire, une cravate bleue, afin d’exprimer par un signe (puisqu’on n’osait pas encore se désigner) qu’il répondait à la sympathie qu’on lui offrait. Tuffin hésita, puis il acheta une cravate bleue, — ce qui absorba son argent de poche d’une semaine, — et la mit.
Maintenant, il allait chercher ses lettres avec une émotion profonde. Il ne savait plus qu’il avait quarante ans, qu’il était pauvre, laid, accablé de charges ; un intérêt passionné donnait à sa vie une saveur qu’elle n’avait jamais eue. Il s’était remis à peindre, quand il avait une heure entre ses besognes, et il pensait que si son tableau était bien il l’exposerait, ce qu’il n’avait pas fait depuis huit ans.
La septième lettre, quatre pages de tendresses candides et confiantes, bouleversa Tuffin. Il allait savoir. On attendait un mot de lui, à la même poste restante, pour se faire connaître au prochain cours, à l’aide d’un signe qu’on lui indiquait.
Ayant lu, il resta perplexe et affolé, car maintenant il fallait prendre une décision. Tout d’abord, il se résolut à ne pas répondre, terrifié à la pensée de la compromettre et de se compromettre, et se demandant, dans un éclair de lucidité, où cela le mènerait. Mais c’était au delà de ses forces, de résister à la sensation qu’il goûtait pour la première fois de son existence… Et puis il s’imagina l’inconnue réussissant, au prix sans doute de prodiges d’adresse, à se rendre à la poste et n’y trouvant rien… Alors il acheta une boîte de papier à lettres, et, entre minuit et quatre heures du matin, pendant que tout dormait, il écrivit, en la recommençant dix fois, sa réponse.
Il parlait de l’âme exquise qui daignait s’intéresser à lui, d’une tendresse mal placée mais si touchante, d’un rayon qui éclairait sa vie, et de l’immense joie qu’il aurait — et qu’il n’avait pas le courage de refuser — à connaître celle qui avait deviné que, sous la machine à enseigner, il y avait un être humain. Il acceptait qu’elle mît à son corsage le lundi suivant, comme elle le proposait, une rose rouge par quoi il pourrait la reconnaître. Il finissait en demandant pardon de n’être qu’un pauvre homme indigne de tout cela.
Il adressa sa lettre aux initiales qu’on indiquait et la mit à la poste. Il passa deux journées de fièvre et, le lundi matin, frémissant, il arriva au cours. Il était blême en entrant dans l’antichambre. Il devint très rouge lorsqu’il ouvrit la porte de la salle où ses élèves l’attendaient.
Il jeta sur elles un regard avide et resta béant. Chacune des jeunes filles avait à son corsage une semblable rose rouge, énorme comme un chou, violente, épanouie et extravagante.
Un immense éclat de rire s’éleva. Tuffin, sans parler, alla s’asseoir à sa table et mit sa tête dans ses mains. Il comprenait. Il voyait le piège où elles l’avaient pris, la comédie tramée pour le ridiculiser, pour arracher à sa vanité puérile, à sa crédulité grotesque, à sa sottise inexcusable la lettre compromettante avec quoi elles allaient le faire chasser. Il vit la misère revenant s’établir chez lui. Il eut un frisson d’horreur et de remords. Il se dressa, et, d’un coup de règle sur la table, interrompit les rires.
— Est-ce fini ? cria-t-il. Je ne suis pas payé pour vous regarder rire, mesdemoiselles ! Je suis payé pour vous apprendre la peinture, et je veux gagner mon argent ! J’en ai besoin. J’ai une femme et cinq enfants qui ont faim tous les jours ! C’est cela l’intérêt de ma vie, et pas autre chose ! Je pense que vous comprenez…
Elles le regardaient, ahuries. Elles ne l’avaient jamais vu ainsi. Il n’était plus ridicule ; sa voix même, âpre et nette, était changée, les dominait.
Il reprit :
— Je vais chercher du fusain. Si l’une de vous a quelque chose à me remettre, elle peut le poser sur la table…
Il revint deux minutes après. Aux corsages des élèves il n’y avait plus de roses rouges, et sur la table il y avait sa lettre.
Tuffin la prit, et, se retournant, il la plaça dans son portefeuille, auprès d’autres lettres gris perle, légèrement parfumées, couvertes d’une grande écriture féminine. Ses lèvres tremblaient, mais il réussit à ne pas pleurer, et commença la leçon.