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Par-dessus le mur

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LE VIEUX DU CHANTIER

Mlle Vertin, une mantille sur ses cheveux gris, un châle noir sur ses épaules maigres, sortit vers sept heures pour aller, comme chaque soir, porter à manger aux chats abandonnés dont elle avait pris pitié.

Traversant la petite place déserte et sombre, elle s’approcha de la maison en construction, restée inachevée. Elle sourit et pensa qu’elle devait être en retard. La petite chatte blanche, sa favorite, miaulait, perchée sur la palissade, et n’était-ce pas les yeux du gros noir qui luisaient plus bas, comme de petites lunes vertes ? Mlle Vertin défit le journal où elle avait enveloppé des restes de viande, et, par un trou, dans les planches, posa le paquet, ouvert, sur une pierre de taille. Il y eut un galop de petites pattes… Mais, tout à coup, il y eut aussi, dans le chantier, un autre bruit, pareil à celui que fait quelqu’un qui trébuche et dégringole. Mlle Vertin crut entendre un juron étouffé et elle entrevit, à travers la palissade, dans l’ombre indécise, une ombre humaine. Elle s’enfuit, tremblante, pour aller s’enfermer chez elle. Il y avait un homme dans le chantier, elle en était sûre.

Mlle Vertin vivait seule et confortablement. Elle tenait, depuis de longues années, dans un des coins les plus tranquilles de la rive gauche, un cabinet de lecture bien monté où se trouvait une salle de travail fréquentée par une clientèle restreinte et choisie. Parmi les livres et ses registres, sa vie méticuleuse s’était écoulée sans incidents. Celui qui venait d’avoir lieu la frappa beaucoup. Oserait-elle encore aller porter à manger aux chats ? Au matin elle s’en sentit le courage et douta de ce qu’elle avait cru voir. Mais, avec le soir elle redevint pusillanime et ne sortit pas. Les chats, affamés, miaulaient plaintivement.

Le lendemain était un dimanche. Mlle Vertin fit une promenade et, en rentrant à la nuit, déboucha sur la place.

— Ma bonne demoiselle ?… dit tout à coup, près d’elle, une voix un peu rauque.

Elle tressaillit et vit un vieux à barbe hirsute et tout loqueteux.

— Je dis ma bonne demoiselle, reprit-il, parce que vous êtes bonne pour les bêtes, alors ça dit tout, n’est-ce pas ?… Mais vous savez, ces pauvres minets, ils y comprendront rien si vous leur apportez plus à dîner. Y a pas à avoir peur. C’est moi que vous avez entendu, avant-hier, quand que j’ai glissé, et plus inoffensif que moi ça se trouve pas. Faut vous dire que le chantier je l’habite. C’est mon chez-moi…

— Vous habitez où ? s’exclama Mlle Vertin stupéfaite.

— Doucement, ma bonne demoiselle, crier les affaires des personnes ça sert à rien… Ben oui, j’habite le chantier, mais c’est pas à crier sur les toits. Je vous le dis à vous parce que vous m’avez vu, mais motus, hein ? Y a des malintentionnés qui appelleraient ça du vagabondage, et on me ferait des misères. Je suis là depuis l’automne.

— Mais c’est affreux ! Par les froids qu’il a fait…

Le vieux haussa les épaules avec indifférence.

— Y en a de plus à plaindre que moi. Je suis établi dans le sous-sol. On est au sec. J’ai tiré des planches et j’ai un peu de paille et une vieille bâche… Alors, pour vous expliquer ce qui est arrivé avant-hier, faut vous dire que le manger que vous apportez pour les minets, y en a trop ; y gâchent. Et c’est malheureux, c’est de la bonne viande bien appétissante. Alors, n’est-ce pas, on partage, et ça me fait mon petit dîner. Mais faut avoir l’œil ; y sont vifs ; y a surtout la Marquise… Oui, c’est la petite blanche que j’appelle comme ça. C’est ma préférée, elle couche sur moi, croiriez-vous, et me tient chaud… Mais si je suis pas là tout près quand vous apportez le manger… Fuut !… y sautent dessus et traînent tout partout…

— Malheureux vieillard !… Quelle existence !… Mais c’est affreux !…

— Affreux, c’est trop dire… Sûr, j’aimerais mieux des rentes…

— Mais vous ne pouvez rester ainsi ! Il y a des maisons de retraite, des hospices…

Le vieux eut un haut-le-corps.

— C’est pas mon genre, interrompit-il avec énergie. Non, faut pas me parler de ça ! Je veux être mon maître, voyez-vous ! Enfermé, je périrais, sûr et certain. Faut que j’aille et que je vienne comme ça me chante. Un chemineau de Paris, v’là ce que je suis… Y me faut les rues, et les quais, et les faubourgs… Et des balades à l’heure que je veux, aussi loin que je veux… à mon plaisir, quoi. J’aime que ça… C’est ma vie… Je fais de mal à personne. Je mendie même pas… Je prends quand on me donne. C’est tout…

Il s’arrêta. Sans que Mlle Vertin s’en rendît compte, ils étaient arrivés tous deux jusqu’à la palissade du chantier.

— Vous voyez, reprit le vieux en déplaçant l’une des planches, c’est par là qu’on entre. J’ai confiance en vous. Je vous montre mes trucs… Alors, n’est-ce pas, si ça vous amuse de continuer le manger pour les minets… Pour ce soir, vous en inquiétez pas : j’ai du bouilli qu’on m’a donné… Bien le bonsoir, ma bonne demoiselle.

Il disparut silencieusement.

Mlle Vertin regagne sa maison. Elle était bouleversée jusqu’au fond d’elle-même. Était-il possible qu’il y eût des existences semblables ? Elle ne put dîner ; elle ne put dormir. Elle pensait au vieux, et c’était une obsession impossible à secouer. Elle sentait que ni les petits plats qu’elle se faisait cuisiner, ni son lit douillet, ne lui causeraient plus la moindre satisfaction tant qu’elle le saurait tapi, affamé, dans les ténèbres de sa cave glaciale. Au cours de la nuit, elle forma un plan qu’elle s’employa activement, dès le lendemain, à faire réussir.

Elle ne revit le vieux que le dimanche suivant. A la tombée de la nuit, il l’attendait sur la place. Tout souriant, il salua.

— J’ai trouvé votre papier accroché au paquet, ma bonne demoiselle, et me v’là. Mais faut que je vous dise merci : c’est des festins que vous nous avez offerts cette semaine…

— J’ai à vous parler, dit Mlle Vertin avec solennité ; vous m’avez émue jusqu’aux larmes, l’autre jour… Mais prenez courage, vos malheurs vont finir…

— Comment ça ? fit le vieux, inquiet.

— Parmi mes clients, il en est d’influents. L’un d’eux, ancien haut fonctionnaire, fait partie du conseil d’une institution charitable…

— Mais j’en veux pas ! C’est de la blague, hein ? protesta le vieux.

— … Et je l’ai intéressé à votre sort, continua Mlle Vertin, sans entendre. L’existence que vous menez est une insulte à une société civilisée, un défi porté à la philanthropie, un reproche constant pour ceux qui, pouvant vous secourir, ne le feraient pas… Il faut que cela cesse. Du reste ce chantier va être solidement clos… Pensez que des malfaiteurs pourraient s’y embusquer, ou bien que le feu, par imprudence… Mais revenons à votre situation : le succès a couronné mes efforts. Une promesse formelle m’a été faite en votre faveur. Pensionnaire d’une maison de retraite où je voudrais, moi-même, finir mes jours, vous serez logé, vêtu, nourri, chauffé, soigné. Je ferai personnellement un petit sacrifice pour que vous ayez quelque argent en poche les jours de sortie… Le temps des épreuves est fini pour vous, pauvre vieillard, comprenez bien cela…

Le vieux la regarda en face, sans colère, mais avec reproche.

— Oui, je comprends qu’il n’est que temps que je fiche le camp si je ne veux pas être bouclé… Et quand je pense que c’est pasque j’ai eu trop de confiance… C’est tout de même malheureux de pas pouvoir laisser les gens vivre tranquilles ! Me v’là sans domicile à c’te heure…

Il eut un haussement d’épaules et tournant le dos à Mlle Vertin ébahie, il prit la fuite et disparut dans l’ombre des rues.

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