Par-dessus le mur
SES SOUVENIRS
C’était une de leurs premières soirées d’intimité depuis leur récent mariage. Les domestiques éloignés, seuls tous deux, dans le petit salon au luxe si discret et si confortable, ils étaient assis au coin du feu et, pendant que Gilbert fumait une cigarette, Suzanne parlait.
— … Oui, j’ai été une enfant heureuse… complètement heureuse… Je vivais à la campagne, je te l’ai dit, libre, dans le grand domaine de mon père… Pauvre père, comme il m’a aimée, choyée, gâtée ! J’étais son unique enfant, ma mère était morte à ma naissance et il ne vivait que pour moi… Moi seule pouvais lui faire oublier ses travaux. C’était un chercheur, un savant, un esprit d’initiative et de progrès, mais bien trop imaginatif pour s’attacher aux mesquineries de la vie pratique. Il s’est ruiné, et c’est le désespoir de ne pouvoir me donner les richesses qu’il rêvait qui l’a tué… J’avais seize ans alors, et depuis jamais plus je n’ai été heureuse…
Elle fit une pause et se reprit :
— Si, maintenant…
Le sourire mélancolique de son charmant visage s’était changé en un sourire tendre et elle avait tendu la main à son mari.
Gilbert Dargel prit cette main et la baisa passionnément. Six mois auparavant il ne connaissait pas Suzanne, et maintenant elle était toute sa vie. Lorsqu’il l’avait rencontrée chez des amis, elle était veuve depuis trois ans d’un homme qui l’avait laissée sans fortune après l’avoir, disait-on, rendue très malheureuse. Elle était si délicieusement jolie, et d’une grâce si délicate et si réservée, que Gilbert s’était épris d’elle profondément. Il était alors un homme de quarante ans, très riche, d’assez faible santé, lassé de tous les plaisirs et qui s’ennuyait profondément. Auprès de Suzanne, il comprenait maintenant qu’il n’avait auparavant jamais vécu.
— … Oui, reprit-elle, j’étais heureuse… si heureuse… J’étais libre, libre, libre… J’avais des femmes de chambre et une institutrice, bien entendu, mais jamais on ne me contrariait… Mon père ne l’aurait pas souffert… Comme je retrouve mes impressions d’enfance !… Je revois le vieux parc de notre domaine, et ses allées profondes et ses fleurs éclatantes… je respire la fraîcheur de l’eau vive qui alimentait les bassins… Je revois ma chambre, une grande chambre solennelle qu’on avait pour moi rendue si gaie et si douillette… Je me revois moi-même, enfant impétueuse et romanesque, rêvant d’aventures puérilement étranges et magnifiques… Je partais, montée sur un poney noir à longue crinière flottante, que je faisais galoper le long des chemins, afin de distancer le domestique qui devait me suivre, et de continuer seule mes courses vagabondes. Parfois je m’arrêtais dans des maisons amies. Je me souviens d’une vieille dame taciturne dans un manoir à demi en ruine et que je croyais hanté. Elle ne voulait recevoir que moi et m’appelait son rayon de soleil. Elle me faisait goûter avec des confitures à la rose, des amandes et des pistaches… Tu vois que j’étais déjà gourmande… Mais je ne t’ennuie pas avec toutes mes histoires de petite fille ?…
M. Dargel ne répondit pas. Il écoutait et regardait sa femme avec une extase muette. Elle lui sourit et continua :
— Je me souviens aussi d’autres voisins. Un monsieur et une dame d’un certain âge qui connaissaient beaucoup mon père et qui m’accueillaient à bras ouverts. Ils étaient très riches et s’étaient passionnés pour l’élevage. Alors, comme nous avions, paraît-il, dans nos poulaillers une race de volailles très rares et très précieuses, je leur en ai apporté, un beau jour, une douzaine, je crois. Quelle expédition !… Je me vois, arrivant au galop de mon poney et suivie du domestique qui portait sur son cheval une grande caisse à claire-voie où les malheureuses bêtes criaient tant qu’elles pouvaient… On a ouvert, pour me recevoir, la grande grille. Il y avait des griffons de bronze vert de chaque côté et devant le château un vaste bassin carré où nageaient des cygnes blancs et noirs dont l’un avait un collier d’argent…
Elle s’interrompit. Les yeux pensivement fixés sur les flammes du foyer, elle semblait, sans les voir, regarder en elle-même les chères images de son passé d’enfant.
A ses dernières phrases son mari avait tressailli légèrement et il semblait maintenant en proie à l’étonnement.
— … C’est dans ce château, reprit-elle d’un ton enjoué, que j’ai été demandée en mariage pour la première fois… Mais oui ! Je n’avais que quinze ans à peine… Le neveu de nos amis était venu pour quelques jours. C’était un jeune officier de marine et il allait, avant peu, se rembarquer. Il m’avait vue arriver au galop de mon poney… Il m’avait aidée à descendre… mon béret était tombé et j’avais tous mes cheveux dans la figure… Tu vois le tableau… Enfin, nous sommes vite devenus camarades… Et puis, un soir, dans une allée du parc, il m’a tout à coup demandé si je voulais bien me fiancer avec lui afin de nous épouser trois ans plus tard, quand il reviendrait… Il parlait d’une voix basse et tremblante, que j’entends encore, et certainement il était très ému… Mais moi je me suis mise à rire… à rire… Pauvre garçon ! il est mort en Extrême-Orient…
— Comment s’appelait donc le pays où tu habitais ? demanda négligemment Gilbert.
— La Fervière. C’est du côté de Tours, répondit-elle sans réfléchir.
M. Dargel ne montra pas son extrême stupeur. Il s’attendait à ce nom qui confirmait les souvenirs personnels et précis que certains des souvenirs de sa femme avaient éveillés en lui. Sans doute possible, le château aux griffons de bronze et au bassin carré où des cygnes nageaient, c’était le château, vendu depuis des années maintenant, où son oncle et sa tante de Brionne avaient achevé leur vie et où il avait lui-même fait jadis, auprès d’eux, plusieurs séjours qu’il se rappelait fort bien. Mais, chose singulière, il ne se souvenait de rien concernant Suzanne, il ne se souvenait même pas de l’avoir vue ni d’avoir entendu parler d’elle dans ce temps-là…
Mais, cependant…
Un soupçon s’imposa, devint certitude. Il revoyait, lui aussi, le passé, le passé vrai, non déformé ni arrangé. Oui, oui, c’était cela… Il revoyait un déclassé prétentieux et incapable qui campait dans une masure voisine d’une mare et entourée d’un enclos en friche où il faisait des expériences nauséabondes avec des engrais chimériques… C’était cela le savant chercheur, et son domaine, aux bois profonds et aux eaux vives ! Et l’homme s’appelait ?… Oui, Langlois, c’était cela !… Langlois, le nom de jeune fille de Suzanne… Gilbert n’avait jamais eu la plus petite idée d’établir le moindre rapprochement… Mais alors, Suzanne ?… Mon Dieu, était-ce possible ?… C’était cette gamine chétive, insignifiante, dépeignée et presque déguenillée qu’il avait à peine entrevue trois ou quatre fois lorsque, pour vendre des volailles ou des œufs, elle venait au château, montée sur un âne rétif qu’elle bâtonnait tant qu’elle pouvait… Mais le neveu des châtelains, l’officier de marine mort en Extrême-Orient ?… Eh bien, c’était lui-même, sans doute. Comme le reste, elle l’avait transformé, magnifié, inventé pour le décor de sa fantaisie et de sa vanité…
M. Dargel restait pétrifié. Ce qui l’ahurissait, c’était que la gamine déplaisante de jadis fût devenue l’adorable femme qui était là près de lui. Par quel prodige ?…
Mais Suzanne s’inquiéta du silence de son mari. A peine avait-elle prononcé le nom du pays qu’elle l’avait regretté. Elle demanda d’un ton indifférent :
— Est-ce que tu connais ce coin de la Touraine ?
Il hésita… Mais à quoi bon des explications vaines, à quoi bon l’humilier, lui faire de la peine, l’irriter contre lui ?… Le passé qu’elle avait inventé était bien plus conforme que le vrai passé à ce qu’elle avait su faire d’elle-même. Il répondit :
— La Ferdière… Ferlière… comment as-tu dit ?… Non, je ne connais pas du tout.
Et il dissimula un sourire de tendre indulgence en écoutant la jolie voix qui, rassurée, reprenait, avec de nouveaux détails plus flatteurs, le récit des souvenirs magnifiques.