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Par-dessus le mur

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LE SAUVETEUR

Le château était entouré d’un parc admirable que côtoyait la rivière. Pour revenir, les deux amis en suivirent les bords.

— Voilà, tu as tout vu ! dit Jean Fragel. Penses-tu te plaire ici pendant ta convalescence ?

Vadière eut un sourire heureux sur son visage basané.

— C’est un vrai paradis de verdure et de calme. Ta mère m’a fait l’accueil le plus charmant. Je te suis profondément reconnaissant de m’avoir invité ainsi.

— Quand je pense que nous nous connaissons depuis le collège, que tu es mon meilleur ami et que c’est la première fois que tu viens ici…

— Dame, étant enfant, je passais mes vacances en Sologne. Puis nous nous sommes perdus de vue quand je suis parti aux colonies.

Ils s’étaient assis sur un banc au bord de la rivière. La fumée de leurs cigarettes monta dans l’air calme. Fragel tapotait sa courte barbe blonde.

— Tu as remarqué mon régisseur, hein ? dit-il soudain.

— Oui… naturellement ! J’avoue que je le trouve un peu bizarre, ton… Mareslot… Marestot…

— Marescot. En quoi le trouves-tu bizarre ?

— En tout. Il est familier, autoritaire, trivial. Tout à l’heure, quand il t’a raconté cette histoire d’avoine disparue, il mentait ouvertement et il était ivre à ne pas tenir debout. Je ne comprends pas que tu gardes à ton service un type comme ça.

— Marescot est ici depuis vingt-deux ans, déclara Fragel, et il y restera vraisemblablement jusqu’à sa mort, quoi qu’il fasse. Tu vas comprendre : il m’a sauvé la vie. Tout le monde le sait. C’est une histoire que je veux te raconter. Ma mère d’ailleurs te la racontera certainement aussi… du moins en partie. Il y a vingt-deux ans, je vivais ici avec mes parents. On n’avait pas encore voulu me mettre au collège à cause de ma santé qui était délicate. Je n’y suis allé qu’à quatorze ans. J’étais un enfant très gâté et mes parents m’adoraient. Un jour d’été, où il faisait aussi beau qu’aujourd’hui, j’étais venu, vers cette heure-ci de l’après-midi, me promener au bord de la rivière. Je m’étais donné beaucoup de mouvement, j’étais fatigué. Je m’assis dans l’herbe, en haut de l’escarpement que tu vois là, à droite, à l’endroit où la rivière fait un coude. C’est un coin dangereux, la berge est à pic, l’eau est profonde, rapide, pleine d’herbes. On me défendait d’y venir, mais, naturellement, j’y venais tout de même. Il n’y avait personne sur la route, personne dans le petit bois, ou, du moins, je le croyais. Je n’entendais que le bourdonnement des insectes. Je me dis : « Il ne faut pas que je m’endorme, je pourrais rouler… » Et, soudain, je m’éveille en sursaut : je roulais sur la pente. Je jette un hurlement qui s’étouffe, dans l’eau où je culbute, où je suffoque, où je perds connaissance… Je revins à moi dans la salle à manger du château. La première chose que j’entendis, ce fut un cri de joie déchirant jeté par ma mère qui m’avait vu ouvrir les yeux. Mon père, le visage bouleversé, était penché vers moi, les domestiques s’empressaient, et je vis, debout, ruisselant des pieds à la tête, Marescot.

«  — Jean, mon Jean, c’est cet homme qui t’a sauvé au péril de sa vie ! me cria ma mère. Sans lui, tu serais…

»  — Je ne vous prouverai jamais assez ma reconnaissance, disait mon père en serrant les mains de l’homme.

»  — On a fait ce qu’on peut, répondit Marescot. Le môme gigotait dans le bouillon. Je pouvais pas le laisser clampser… J’ai piqué une tête et je l’ai empoigné par les tifs… »

Il avait déjà cette voix rauque et éraillée que tu as entendue tout à l’heure. Il avait déjà le crâne chauve, le nez rouge et la barbe hirsute, mais alors il était maigre, son poil était roux et il était vêtu de haillons innommables. C’était un chemineau qui traînait dans le pays depuis huit ou dix jours et qui était déjà venu plusieurs fois demander l’aumône au château. M’avoir repêché fut pour lui la fortune. Je fus malade trois mois, mais il m’avait sauvé la vie. Mon père, dans sa reconnaissance, le garda ici et lui donna des gages sans qu’il eût à faire aucun travail. Ma mère, ensuite, l’augmenta : il fut jardinier en chef, puis régisseur.

— Tout s’explique ! dit Vadière.

— Ça dépend, reprit Fragel. Ce que je viens de te raconter, c’est la version officielle, familiale, publique, la version à laquelle tout le monde croit. Maintenant, je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne, et que, pendant longtemps, je n’ai même pas osé dire à moi-même. Je crois, je suis presque certain, que Marescot, avant de me retirer de la rivière, m’y avait jeté.

— Hein ? Comment ça ? dit Vadière, ahuri.

— Il m’a poussé pendant que je dormais sur le talus. J’ai eu l’impression qu’on me poussait brutalement, et j’ai vu, j’ai entrevu, plutôt, sa face qui se rejetait en arrière.

— Mais pourquoi t’aurait-il jeté à l’eau pour te repêcher ensuite ?

— Pour être mon sauveteur. Tout le monde savait que mes parents étaient très riches et m’adoraient. Il a voulu acquérir des droits éternels à leur reconnaissance et à la mienne.

— Mais, alors, c’est un assassin ! Pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé ?

— Parce que je ne suis sûr de rien. Parce que j’ai pu me tromper. Parce que je dormais, ou du moins que je somnolais, quand j’ai roulé. Parce que tout le monde était si sûr qu’il m’avait sauvé qu’on me l’a fait croire et que c’est ensuite seulement que je me suis souvenu — à peu près — de ce qui s’était passé. Mes parents étaient fous de gratitude. Chaque jour il m’était plus difficile de les détromper. Et, je te le répète : imagine que je me sois trompé, que Marescot m’ait sincèrement sauvé, — quelle ingratitude hideuse de ma part envers cet homme qui a fait là peut-être la seule belle action de son existence !… Il est paresseux, grossier, voleur, ivrogne, brutal et impudent… Et puis ? Il a sauvé la vie d’un enfant, — ma vie, — et au péril de la sienne…

Fragel garda un instant le silence et reprit :

— Oui, mais imagine qu’il m’ait réellement jeté à l’eau ! Imagine le triomphe de cette canaille qui, alors, voit, depuis vingt-deux ans, réussir cette abominable comédie à laquelle nous nous sommes tous pris… Je t’assure, c’est une obsession pour moi : Marescot est-il une fripouille sans scrupules qui a risqué de me tuer dans le plus vil des calculs ?… Est-il un noble sauveteur qui a exposé sa vie pour sauver la mienne ?…

— Le voilà, dit Vadière à mi-voix.

Un gros homme malpropre, à la face enflammée et à la barbe sale, parut, les mains dans les poches et la pipe à la bouche. Son regard alla de la rivière à Fragel.

— Hein ! m’sieu Jean, dit-il d’une voix pâteuse, vous vous souvenez, y a vingt-deux ans ?… Sans c’t’ami Marescot, hein ?… sans c’t’ami Marescot !…

Il cligna de l’œil, ricana derrière sa main, saliva sur l’herbe et s’éloigna un peu trébuchant.

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