Par-dessus le mur
MONSIEUR TROSSEPOTTE
Mme Trossepotte lui avait permis de rentrer à minuit et quart, mais la réunion finit plus tôt qu’on ne croyait et M. Trossepotte, se trouvant dans la rue à onze heures dix, ne sut pas résister aux instances de ses trois amis, Duparc, Chandon et Gelvet, qui l’entraînèrent dans une immense brasserie de la place Clichy.
M. Trossepotte, dans la brasserie, entra, effarouché et le cœur battant, car de telles débauches lui étaient interdites. Il se posa au bord d’une chaise, garda son parapluie entre ses jambes et demanda une camomille.
Mais le gros Duparc, d’autorité, le poussa sur une banquette et lui enleva son parapluie afin de pouvoir s’opposer à son départ ; Gelvet, qui avait été en Angleterre, commanda des whiskys pour tout le monde, et Chandon arrêta au passage deux gentilles petites femmes qui voulurent bien s’asseoir parmi eux.
A peine Trossepotte, sur les objurgations de Gelvet, eut-il avalé son whisky, qu’on lui en imposa un second, qu’il trouva beaucoup moins mauvais. Alors, ses yeux s’allumèrent derrière le lorgnon, ses joues pâles rosirent, il leva son profil de lièvre et retroussa sa moustache maigre. Il sentit un contact à sa bottine droite et se rendit compte que la petite femme assise à son côté lui faisait du pied.
Sans réfléchir, d’un coup de genou, il répondit à ses avances. Alors, elle rit, goûta le whisky dans le verre de M. Trossepotte, et, se penchant au point qu’elle était comme couchée sur lui, à l’aide d’un petit vaporisateur qu’elle prit dans son sac, elle s’amusa à lui arroser la figure et les cheveux d’un extrait à base de musc doué du parfum le plus pénétrant.
Trossepotte oublia qu’il était pusillanime et résigné et qu’il y avait au monde une Mme Trossepotte qui, depuis cinq ans, le faisait trembler. Il alluma un cigare, commanda des whiskys et prit par la taille la petite femme, qui réclamait des œufs durs, dont il se mit à manger avec elle comme un affamé.
Le temps passa. Trossepotte s’aperçut tout à coup qu’il buvait du kummel, que la petite femme l’embrassait et que les garçons rangeaient les tables et les chaises pour fermer la brasserie. Ses yeux tombèrent sur une pendule et il vit qu’il était deux heures vingt. Trossepotte, dégrisé en partie, se leva pâlissant. Il était perdu. Il ne serait pas chez lui avant trois heures moins le quart, il sentait le musc, le kummel, le cigare, l’orgie. Une sueur froide mouilla son front. En même temps, les moments de gaieté qu’il venait de goûter lui firent apparaître plus cruellement la tyrannie qu’exerçait sur lui Mme Trossepotte. Sans répondre aux plaisanteries de ses amis, il prit congé d’eux, dit au revoir, avec une nuance de regret, à la petite femme qui semblait déçue, et monta dans une voiture pour rentrer chez lui aux Ternes.
Dans la voiture, ses angoisses grandirent. Sans doute Mme Trossepotte était une dame redoutable, mais, dans l’âme de Trossepotte, l’ivresse multiplia l’épouvante au delà du raisonnable, car soudain il se pencha par la portière et donna l’ordre qu’on l’arrêtât à un hôtel du faubourg Saint-Honoré qu’il connaissait.
Là, il demanda une chambre et s’y enferma, la tête en feu et claquant des dents malgré que la nuit de juin fût chaude.
Mme Trossepotte, pendant ce temps, en son appartement des Ternes, connaissait des émotions violentes et contraires. C’était une personne de haute taille, brune et assez belle, qui avait coutume, armée de sa vertu, de marcher à travers la vie quotidienne comme sur le sentier de la guerre. Elle était riche et Trossepotte était presque pauvre, en sorte qu’elle le méprisait un peu. Peut-être aussi l’aimait-elle, dans la mesure de ses moyens, mais jamais elle ne songeait à le lui faire savoir, et il était son esclave.
Dans cette nuit mémorable, lorsque Mme Trossepotte, qui veillait en attendant le retour de l’époux, vit qu’il était minuit vingt et que Trossepotte n’était pas là, elle commença à être en courroux. A minuit et demi, elle frémissait de rage et, à une heure, elle se demandait quelle vengeance pourrait être suffisante pour châtier l’offense, lorsqu’elle songea tout-à-coup que Trossepotte avait peut-être été victime d’un accident, d’une attaque nocturne… Cette pensée la remplit d’une angoisse qui l’étonna elle-même.
Dans des alternatives de colère et d’anxiété, la nuit s’écoula. Vers le matin, comme Mme Trossepotte se préparait à sortir pour aller au commissariat de police, elle reçut un pneumatique :
« Je me suis mis en retard. Excuse-moi. Je rentrerai bientôt. »
Et c’était signé « Trosse », un petit nom d’amitié qu’elle avait quelquefois, dans les premiers temps de leur mariage et aux moments de grande expansion, donné à son mari.
Béante, elle laissa tomber le papier bleu. La fureur et la stupeur la suffoquaient. En face d’un événement aussi inconcevable, elle se demanda si son mari était devenu fou ou si c’était elle-même qui perdait la raison.
Elle attendit.
Trossepotte ne revint pas.
Les jours, les semaines et les mois passèrent sans le ramener. Six jours après sa disparition, Mme Trossepotte avait reçu de lui un second avis, simple et bref : On allait bien ; on partait en voyage. Alors elle avait essayé de faire une enquête. Elle apprit qu’il avait quitté la place qu’il occupait dans une administration et qu’il avait retiré de chez son banquier les 20.000 francs qui étaient son avoir personnel. Ses amis ne savaient rien ou ne voulaient rien dire. Mme Trossepotte ne put que continuer à attendre.
Un nouveau message lui arriva, venant de Paris même, après un silence de quatre mois. On avait voyagé. On allait bien. C’était tout. Alors Mme Trossepotte, que son impuissance affolait, se décida, bien que son amour-propre en souffrît cruellement, à faire insérer aux petites annonces un message ainsi conçu :
« Trossepotte, rentrez ! »
Ce fut en vain. Il ne rentra pas. Elle administrait sa fortune, vivait retirée et attendait. Pas une seconde elle ne songea au divorce. Trossepotte était à elle, elle le voulait, lui et pas un autre. Sa rage devint calme et pour ainsi dire résignée, à mesure que les mois succédaient aux mois et les années aux années.
Tout d’abord, Mme Trossepotte n’avait songé qu’à l’affreuse insulte que son mari lui infligeait et à la vengeance qu’elle en tirerait. Puis, de temps à autre, un sentiment nouveau lui vint qui l’étonna, et elle se surprit à se dire qu’il avait dû bien souffrir pour se résoudre à fuir ainsi. Elle se demandait aussi comment il vivait et s’il s’était refait un intérieur pour y trouver enfin le confort, la paix et les petits soins qu’il aimait tant et qu’il n’avait jamais eus. — Mais cela elle ne le croyait pas, car, régulièrement, des messages de Trossepotte lui parvenaient. On allait bien, on voyageait. C’était tout. Les années passèrent.
Il revint un soir d’été, sans prévenir, vers l’heure du dîner. Il sonna et une bonne l’introduisit dans le petit appartement des Ternes que sa femme n’avait pas quitté.
— C’est moi, dit-il, gêné.
Ils se regardaient. Elle avait engraissé, elle avait des mèches grises et semblait plus majestueuse. Il avait laissé pousser sa barbe et était un peu chauve.
— Pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi ? demanda-t-elle enfin.
— Eh bien, voilà… Le soir de la réunion… vous savez… Il y a… mon Dieu… il y a treize ans… Je m’étais mis en retard… On m’avait entraîné au café… Chandon, Duparc… et ce pauvre Gelvet qui est mort… Alors… je m’étais mis en retard… et… et je n’ai pas osé rentrer… Vous étiez si vive, n’est-ce pas ?… Et le lendemain non plus… Et ainsi de suite… J’ai quitté ma place… J’ai pris mon argent à la banque… J’ai voyagé… Dame, il fallait bien m’occuper… J’ai placé du vin… et puis de l’huile… et puis du savon… Alors voilà… Alors voilà… Trois ou quatre fois je suis venu rôder par ici, voir vos fenêtres… Et puis Duparc me donnait de vos nouvelles… Si vous aviez été malade, je serais revenu, mais, Dieu merci, vous allez bien…
— Mais enfin… mais enfin pourquoi n’avoir pas divorcé si vous ne pouviez plus me supporter ? demanda-t-elle avec amertume.
— Mais je ne voulais pas divorcer ! répondit-il, surpris.
— Et pourquoi revenir ce soir ?
Il baissa la tête et dit la vérité :
— Je ne sais pas…
Et il ajouta d’un air timide :
— Parce que j’ai pensé que vous n’étiez plus fâchée, n’est-ce pas ?
Elle voulut dire quelque chose d’aimable, mais les vieilles habitudes furent les plus fortes.
— Et vous croyez que ça va se passer comme ça ! qu’on peut impunément se moquer d’une femme ! l’injurier grossièrement !
Elle criait. M. Trossepotte la regarda, il eut un soupir, se leva et alla vers la porte.
Mme Trossepotte s’arrêta net.
— Non ! dit-elle.
Elle fit un effort qui la fit pâlir.
— Pardon… balbutia-t-elle. Ne t’en va pas…
M. Trossepotte devint très rouge.
— Je ne m’en allais pas. Je voulais seulement fermer pour que la bonne n’entende pas… Je ne m’en irai plus maintenant… Dis ce que tu voudras… Je ne m’en irai plus…
Il y eut un silence. Mme Trossepotte était assise la tête dans ses mains.
— Pourquoi pleures-tu ? demanda enfin M. Trossepotte.
— Parce que je suis vieille, chuchota-t-elle.
Il lui mit gauchement la main sur les cheveux.
— Mais non… On a encore bien le temps…
Sa voix s’étrangla. Il s’assit près d’elle.