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Par-dessus le mur

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PERSÉCUTION

M. Bollin était depuis longtemps persécuté par la petite vendeuse de bouquets.

Un soir, comme il sortait de son bureau, il l’avait vue surgir de la foule. C’était une petite fille de douze à treize ans, d’une laideur extrême avec ses maigres cheveux jaunes et ses yeux ronds louchant un peu vers son petit nez en pied de marmite, tout criblé, comme ses joues, de taches de rousseur. Sa robe semblait faite d’une toile à matelas déchirée et ses brodequins à clous lui sortaient des pieds. Elle brandissait trois brins flétris d’on ne sait quelle plante, reliés par un fil, et qu’elle avait fourrés sous le nez de M. Bollin en piaulant d’une voix aiguë :

— M’sieur, un joli bouquet !

M. Bollin avait voulu passer, mais la petite, avec plus d’énergie, avait renouvelé sa supplication perçante, et les autres employés qui sortaient aussi du bureau s’arrêtaient pour regarder. M. Bollin était un homme âgé, pusillanime et timide, qui redoutait toujours de se faire mal juger et avait une horreur maladive d’être remarqué. Il avait fouillé dans sa poche pour se débarrasser de l’enfant en lui donnant deux sous, mais il n’avait trouvé que de la monnaie blanche. La petite attendait. N’osant le décevoir, M. Bollin s’était résigné à lui donner une pièce de cinquante centimes.

A la même heure, il la retrouva le lendemain. Assise sur un soubassement du monument, elle semblait l’attendre et comme la veille elle l’avait assailli, brandissant, avec la même prière, un détritus analogue.

M. Bollin, agacé, lui donna deux sous et s’éloigna, mais la petite le poursuivit avec des clameurs plaintives qui attirèrent l’attention. Le spectacle de ce monsieur âgé, qui trottait harcelé par cette enfant si laide, galopant en criant, suscita des ricanements.

— En voilà un vieux grigou ! s’exclama une ouvrière.

M. Bollin se crut ridicule et odieux. Il s’arrêta, un peu essoufflé et, comme la veille, donna cinquante centimes à la petite. C’était ce qu’elle voulait, et elle lui remit le faisceau flétri.

Dès lors, chaque soir, elle fut là, opiniâtre et suppliante, ne consentant à arrêter sa poursuite et ses clameurs que lorsque M. Bollin lui avait donné cinquante centimes. Cette persécution quotidienne fut remarquée par les autres employés qui accablèrent de railleries leur collègue. Celui-ci en souffrit extrêmement. En outre, il avait pour épouse une personne rigide et économe qui lui mesurait strictement ses dépenses personnelles. Cinquante centimes par jour font quinze francs par mois, et M. Bollin ne put satisfaire aux nouveaux frais qu’en se privant de tabac.

Un cauchemar, maintenant, pesait sur sa vie. Se débarrasser de l’enfant était l’objet de ses préoccupations constantes. Il écarta l’idée de s’adresser à la police, ne sachant au juste de quoi se plaindre et redoutant surtout des complications inconnues. Il songea à quitter son bureau par une autre issue, mais il n’osa prendre cette liberté.

Des semaines passèrent ; l’enfant, obstinée, était toujours là. Avant même qu’elle parlât, maintenant, il lui remettait les cinquante centimes, sous le regard railleur de ses collègues qui prenaient plaisir à jouir de ce spectacle. Il aurait bien voulu dire à la petite d’aller l’attendre plus loin, mais cela lui parut impossible. La privation de tabac, l’idée exagérée qu’il se faisait de son ridicule, la crainte, enfin, que cette histoire ne parvînt aux oreilles de sa femme, lui causaient des tourments grandissants et auxquels il ne trouvait pas de remède.

Ses angoisses augmentant, il se décide enfin à aller demander conseil à l’un de ses amis. Celui-ci, personnage administratif, d’esprit avisé, écouta, avec une gaieté discrète, le récit des malheurs de M. Bollin.

— Je voudrais bien en être débarrassé, termina, avec embarras, celui-ci, mais je ne voudrais pas qu’il lui arrivât rien de fâcheux, à cette enfant, et je ne voudrais pas non plus que l’on sût que je me suis plaint…

— C’est bien facile, dit l’ami. Il y a des œuvres nombreuses. Il ne lui arrivera rien de fâcheux, au contraire. Je m’en occuperai moi-même. J’irai où elle attend, à la porte du bureau. Je l’interrogerai, je verrai ses parents, si elle en a, et je la ferai placer… Elle apprendra un métier et je m’arrangerai pour qu’elle gagne quelque chose tout de suite. Ce sera infiniment meilleur pour elle que de mendier dans la rue.

M. Bollin remercia avec effusion et sortit rasséréné. Le soir, c’est avec satisfaction qu’il donna les cinquante centimes et il eut un regard presque amical pour sa persécutrice en songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il la voyait.

En effet, le lendemain, la petite n’était pas là. M. Bollin se sentit redevenir un homme libre. Il respira. Un poids qui, depuis des semaines, pesait sur ses épaules s’envola. Il alluma une cigarette et rentra chez lui rajeuni.

Deux jours passèrent dans cette quiétude. M. Bollin oubliait son cauchemar. Le troisième soir, il sortit à l’heure habituelle de son bureau ; mais, en mettant le pied dans la rue, soudain, il fut secoué par un tressaillement affreux ; pâle, ahuri, doutant de ses propres yeux, il resta cloué sur place : la petite était là. Du moins, si ce n’était pas elle-même, c’était une enfant qui lui ressemblait trait pour trait. M. Bollin vit les mêmes petits yeux de travers, les mêmes taches de rousseur, les mêmes cheveux jaunes. Celle-ci, pourtant, était plus petite : la robe toile à matelas flottait autour de son corps et les gros brodequins à clous ne tenaient pas du tout à ses pieds. Du soubassement où elle se trouvait assise, elle s’était levée en brandissant un vague bouquet pourri.

Elle courut à M. Bollin avec une clameur suraiguë :

— M’sieu, un joli bouquet !

— Eh bien ! qu’est-ce ?… qu’est-ce ?… bégaya M. Bollin, atterré.

— Je suis sa sœur, expliqua la petite avec effusion. Croiriez-vous qu’elle a eu de la veine, Célina ? On l’a mise dans une œuvre où qu’elle va gagner ! C’est maman qu’était contente ! Alors, Célina, elle m’a dit comme ça : « Y a le monsieur qu’attend son bouquet tous les soirs et qui donne dix sous. On peut pas le laisser le bec dans l’eau. » Elle m’a dit où que je devais vous trouver et comment vous étiez… Alors, moi, je suis trop petite pour l’apprentissage. Alors je la remplace pour la vente.

Elle brandissait avec confiance le détritus. M. Bollin, accablé et docile, fouilla dans sa poche pour chercher les cinquante centimes.

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