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Par-dessus le mur

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L’AVENTURE DE M. LASSOY

M. Lassoy avait été favorablement impressionné par la voiture luxueuse qui était venue le chercher à la gare et par le domestique bien stylé qui lui avait demandé s’il était bien le précepteur qu’on attendait au château de Livière. Il le fut davantage encore lorsqu’il arriva au château, qu’il trouva seigneurial, et qu’on l’introduisit en présence de Mme de Livière.

Cette dame, parfaitement élégante, encore fort bien et qui cultivait le genre faible femme langoureuse, était gracieusement assise dans une causeuse avec, à ses pieds, sur un coussin, une boule de soie havane qui était un chien, car cela voulut mordre, et à ses côtés son fils Guy, enfant de huit ans pareil à une poupée. Tout en jouant de sa main effilée avec les boucles de l’enfant, Mme de Livière examinait M. Lassoy qui s’inclinait en se nommant.

Il lui convint. Bien vêtu, avec une correction sévère et effacée, les cheveux blonds, le teint frais, la barbe soyeuse et légère, les yeux bleus et naïfs derrière un lorgnon d’or, la voix amortie, la parole choisie et les manières discrètes, il ne déparerait pas, estima-t-elle, le décor d’élégance et de bon ton qu’elle maintenait au château.

Avec bienveillance, hauteur, politesse et mélancolie, Mme de Livière prit la parole d’une voix maniérée. Elle s’était risquée à engager M. Lassoy par correspondance parce qu’il lui avait été chaudement recommandé. Elle s’en félicitait maintenant, car elle était sûre qu’il comprendrait ce qu’elle attendait de lui. Guy étant, comme elle, nerveux et délicat, de grands ménagements s’imposaient. Elle ne voulait pas qu’il travaillât trop, elle ne voulait pas qu’il fût malheureux. Sans doute, elle l’avait gâté, mais depuis cinq ans qu’elle était veuve, elle était seule dans la vie avec lui. Elle ne consentirait jamais à le mettre au collège et la situation de M. Lassoy auprès de lui serait de longue durée… Encore un mot : M. Lassoy était, n’est-ce pas, bon musicien ?

M. Lassoy s’inclina. Il comprenait parfaitement la mission qu’il avait l’honneur d’avoir à remplir. Il s’efforcerait, avec toute sa bonne volonté, de ne pas trahir la confiance qu’on voulait bien lui accorder et dont il était fier de se sentir digne… Il avait l’honneur de jouer passablement du hautbois.

Cette entrevue satisfaisante terminée, M. Lassoy fut conduit à son appartement.

Dès lors, une vie ravissante commença pour lui. Ses appointements étaient considérables. Il occupait deux chambres confortables d’où l’on avait une vue magnifique, et les repas exquis réjouissaient sa gourmandise. Guy était un aimable enfant, à condition qu’on n’essayât pas de rien lui apprendre. Les heures passaient dans une oisiveté charmante. Parfois, le soir surtout, Mme de Livière demandait à M. Lassoy de faire de la musique ou de dire des vers. Il s’en acquittait avec d’autant plus de plaisir qu’aucune arrière-pensée ne troublait son âme amie du repos, car Mme de Livière, malgré cette demi-familiarité et ses allures langoureuses, restait parfaitement indifférente et distante. M. Lassoy appréciait d’autant plus la félicité qui était son partage qu’il se souvenait de ses deux dernières places : l’une auprès d’un cancre méprisant et hargneux dont les parents avaient l’invraisemblable prétention de faire un bachelier ès lettres, l’autre parmi cinq drôles forcenés de sept à quatorze ans qui lui avaient infligé toutes les épreuves.

M. Lassoy était depuis un mois au château de Livière quand M. Varleur vint dîner.

M. Varleur revenait de voyage ; son château était voisin. C’était un homme de haute taille, brun, sanguin, à moustache noire. Il nourrissait pour Mme de Livière une passion ancienne et violente. Il avait essayé d’être son amant tant que Livière, dont il était l’ami intime, avait vécu ; il avait essayé de l’épouser depuis qu’elle était veuve. Elle s’y était constamment refusée avec une résolution dont la grâce indolente, mais inflexible, le rendait fou.

Quand, à table, M. Varleur vit M. Lassoy, doux, discret, satisfait et bien traité, il roula des yeux farouches. Quand, après le dîner, Mme de Livière pria, avec une grande amabilité, M. Lassoy de jouer du hautbois, puis de dire des vers, les regards de M. Varleur devinrent homicides en se fixant sur le précepteur. Ce jeune homme modeste ne s’en aperçut point. Il continua ses modulations. Bientôt M. Varleur prit congé brusquement.

Le jour suivant M. Lassoy se promenait seul, dans la campagne, lorsque devant lui, jaillissant d’un bouquet d’arbres, un homme sauta sur le chemin.

M. Lassoy fit, avec un petit cri, un petit bond en arrière. Mais il reconnut M. Varleur et sourit avec urbanité.

— Monsieur, excusez ma surprise, dit-il, mais vous m’avez fait peur.

— Peur !… proféra d’une voix basse et rauque M. Varleur dont la surexcitation était effrayante, — peur ! Eh bien, tu as raison d’avoir peur ! Pars ! Fuis ! Va-t’en !… ou je te tue comme un chien ! Cette femme, que tu veux me prendre, que tu comptes séduire avec tes manières doucereuses, elle est à moi !… Ou du moins elle ne sera pas à un autre ! Je ne suis pas doucereux, moi ! Je l’aime depuis dix ans d’un amour sauvage ! D’un amour sauvage, tu entends ! Elle est à moi ! Pars, te dis-je, sinon je te tue ! Je te tue comme un chien !

Il rugit ; ses yeux étaient ceux d’un fou. D’une main herculéenne il saisit Lassoy à l’épaule, le secoua comme un frêle prunier et s’éloigna en agitant dans les airs un poing forcené.

M. Lassoy dut s’asseoir. Puis, livide et les jambes flageolantes, il regagna le château. Mme de Livière l’attendait.

— Vous avez rencontré ce fou, lui dit-elle avec un peu plus d’animation qu’elle n’avait coutume d’en montrer, je le vois à votre émotion. Mais ne craignez rien, monsieur Lassoy, des soupçons aussi grotesques ne sauraient m’atteindre. Vos services me conviennent parfaitement. Rassurez-vous, je vous garde et cela d’autant plus volontiers qu’il est venu ici m’intimer l’ordre de vous chasser… Ses prétentions sont ridicules… L’épouser !… (elle haussa les épaules). Ah ! mon Dieu ! ni lui ni un autre ! Je suis bien trop tranquille depuis que mon mari est mort, ajouta-t-elle avec franchise. Je vous le répète, monsieur Lassoy, vos services me conviennent, je vous garde et si votre présence ici a pour résultat que je sois débarrassée des prétentions impertinentes de M. Varleur, j’en serai fort aise.

— Permettez… permettez… bégaya M. Lassoy.

Mais déjà elle était partie. Il remonta chez lui. Son visage défait, qu’il vit dans une glace, lui fit peur. Une image obsédait sa pensée : un chemin creux, un corps, — le sien, — étendu dans son sang, et le féroce Varleur s’éloignant tout exultant de vengeance satisfaite.

Affolé par cette vision affreuse M. Lassoy, avec une hâte fébrile, écrivit une lettre qu’il laissa sur la table, à l’adresse de Mme de Livière. Il expliquait qu’une affaire de famille le rappelait à Paris avec la plus extrême urgence.

Puis il fit rapidement sa valise, se glissa hors du château et, par une petite porte du parc, gagna la route qui menait à la gare où, dans un coin obscur, il s’assit, exténué, pour attendre le train.

C’est à Paris seulement, chez un vieillard acariâtre, exigeant et avare, dont il était devenu le secrétaire, faute de trouver mieux, que M. Lassoy reçut, renvoyée du château de Livière, une lettre signée Hippolyte Varleur et où ce monsieur lui disait :

« C’est moi qui pars. Un éclair de raison m’arrête au bord du gouffre. Je ne veux pas souiller mes mains et mon honneur d’un sang méprisable. Dans un voyage lointain j’oublierai celle qui s’est rendue indigne de moi en vous favorisant, être vil. »

— Ça, c’est le comble, gémit M. Lassoy accablé. Je suis parti pour rien…

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