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Par-dessus le mur

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PAULINE

A onze heures, Tardot fut prêt. Sa femme, en peignoir et ses cheveux bruns hâtivement tordus, — depuis le matin elle ne s’occupait que de lui, — l’examina d’un œil critique.

— Tu es simple, mais tu es bien, prononça-t-elle enfin, assez satisfaite. On n’est pas obligé d’avoir des vêtements tout flambant neuf, ça n’est pas bon genre. J’ai très bien refait le pli de ton pantalon et ton veston n’a plus une tache.

— Est-ce que je ne sens pas un peu la benzine ? dit Tardot inquiet.

— Du tout, et puis ça se dissipera à l’air… Tes cheveux et ta barbe sont un peu longs, mais puisque c’est ton genre…

Elle aurait voulu Tardot glabre et en complet anglais très chic, mais des raisons budgétaires s’opposaient aux vêtements très chics, et Tardot sans barbe (il avait essayé jadis, pour obéir) était désolant à cause des joues qu’il avait trop creuses et du menton dont il n’avait presque pas.

— Il ne pleut pas, reprit Mme Tardot. C’est heureux, tu n’arriveras pas au boulevard crotté comme un barbet… Et tu sais ce que tu dois dire, n’est-ce pas ? Ne parle pas trop, mais expose bien tes idées, sois net et précis. Et au restaurant ne refuse pas tout par discrétion, tu aurais l’air humble. Sois aisé, sans laisser aller. Tu es un architecte diplômé ; tu n’es plus un gamin ; aie conscience de ta valeur. Pense que si ça s’arrange…

— Si ça s’arrange, c’est la fortune, c’est le succès, je serai lancé ! cria Tardot. Je l’ai bien compris tout de suite, va ! Non, cette chance !… Je me revois descendant de chez Vellin où j’avais été demander s’il y avait du travail pour moi. A la porte, je croise un monsieur. Il me regarde, hésite, s’arrête : « Tardot ! » Je l’avais déjà reconnu : « Divelle ! » Il y avait vingt-cinq ans que je ne l’avais pas vu, mais à quarante ans il est pareil à ce qu’il était à quinze ans : un gros garçon réjoui, avec de gros yeux naïfs. Moi, il m’a reconnu à cause de mon nez et de mon lorgnon toujours de travers. Et voilà qu’il me prend le bras, me tutoie, en bon camarade ! Et tu sais, c’est un monsieur qui a des millions ! Au collège, il avait déjà de l’argent plein ses poches, mais maintenant il a hérité et il ne sait quoi faire de ses rentes ! Il me raconte tout ça et il me dit qu’il vient chez Vellin pour la restauration d’un de ses châteaux, mais que ça ne va pas, que Vellin est un pontife trop arrivé qui ne veut en faire qu’à sa tête et qui ne s’occupe pas de ses clients. Après, il me demande ce que je fais, et quand il apprend que je suis architecte, il me regarde, réfléchit et se met à dire : « Tiens…, mais… oui… ça serait peut-être une idée… Je pourrais te charger… Avec un vieux camarade comme toi je m’entendrai bien… Voyons, voyons, je vais y penser… nous en reparlerons après-demain… » Et il m’invite à déjeuner… Songe que si ça s’arrange, c’est non seulement le château (nous irions l’été prochain !) mais encore les maisons que Divelle possède à Paris qu’on doit réparer, ses terrains où il veut faire bâtir, son petit hôtel de Passy qu’il veut faire restaurer parce qu’il va se marier… je ne te l’ai pas dit, je crois…

— Si, tu me l’as dit, interrompit Mme Tardot, qui avait écouté avidement, pour la centième fois depuis deux jours, le récit de ces faits miraculeux. C’est notre première chance depuis dix ans, mon pauvre ami. Oh ! je ne te reproche rien, tu as toujours fait tout ce que tu as pu, mais tu manques d’habileté, tu ne sais pas t’imposer… Enfin, tâche de réussir, c’est une occasion unique. Sois adroit. Ne te trouble pas… Mon Dieu, si tu laisses échapper cela…

— Ne m’en dis pas trop, pria M. Tardot avec un pauvre sourire d’homme qui n’a pas de chance. Je suis déjà bien assez impressionné, va…

Elle le regarda avec affection et pitié. Que ne pouvait-elle lui donner l’énergie, la décision, l’autorité dont elle se sentait déborder et qui n’avaient à s’exercer que dans les trois pièces de leur petit cinquième et vis-à-vis de leur petite bonne !

— Enfin, fais pour le mieux et reviens vite me raconter, dit-elle en conduisant son mari jusqu’au seuil.

Elle l’écouta descendre les étages, puis revint. Elle devrait attendre trois heures, quatre heures peut-être, avant de savoir… Pour tromper cette attente, une fièvre d’activité, plus intense encore que de coutume, la saisit.

— Aline ! Aline ! appela-t-elle.

La bonne parut : une petite en tablier bleu, l’air humble et sournois.

— Alors, parce que je me suis occupée de Monsieur, vous avez passé la matinée à ne rien faire ! cria Mme Tardot. Vous aimez mieux écouter aux portes que de travailler, n’est-ce pas ? Regardez la poussière partout, petite souillon ! Allons, prenez votre chiffon, nous allons faire l’appartement en grand !

Vers quatre heures, elles frottaient encore, Mme Tardot inlassable, Aline exténuée. La porte s’ouvrit. Mme Tardot bondit vers son mari.

— Eh bien ?

— Ce n’est pas fait encore, dit M. Tardot, qui semblait animé et troublé. Dans quelques jours…

— Crois-tu que ça ira ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Il y a quelque chose… J’en suis ahuri…

— Quoi ? Parle-donc !

— Eh bien, Divelle était avec une femme, sa maîtresse. Une femme très chic, somptueuse, des fourrures, des bijoux… Devine qui c’était ?

— Je ne sais pas ! Ça n’a pas d’importance ! Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Pas d’importance !… cria M. Tardot, les bras levés. Pas d’importance !… C’était Pauline !

— Pauline ?… Quelle Pauline ?

— Notre ancienne bonne d’il y a cinq ans, que tu as mise à la porte parce qu’elle volait le sucre et le café.

— Non ! quoi ? qu’est-ce que tu dis ? Ce petit torchon ! Mais c’est impossible, mais elle était bête, laide, sale…

— Laide, elle ne l’était pas, et maintenant… bigre ! jolie comme un cœur, les cheveux oxygénés, les joues à peine fardées, et une élégance, une tenue… Elle a des manières de princesse… elle parle littérature… Non, je n’en revenais pas !…

— C’est fou… Et tu es sûr ?…

— Sûr ! Quand Divelle m’a présenté, elle m’a regardé à travers son face-à-main et a dit du bout des lèvres : « J’ai déjà rencontré ce monsieur. » Et Divelle l’adore. Il est en extase. Elle est avec lui depuis deux ans. Il m’a dit que c’était une âme supérieure, qui avait souffert, longtemps incomprise… Et c’est elle qu’il va épouser ! Parfaitement !…

— C’est fou !…

— Et alors, tu comprends, il fait tout ce qu’elle veut. Il est à ses pieds. Si elle s’oppose à notre affaire, tout va rater…

— Mais elle n’osera pas. Elle aura peur que nous ne racontions…

— Je n’en sais rien. Elle le tient bien assez pour lui dire la vérité si elle veut se venger de nous. Dame, tu as été d’une dureté avec elle ! Tu lui criais après tout le temps…

— Et toi tu lui faisais toujours recommencer tes chaussures le matin et tu l’envoyais au bout de Paris à pied porter des paquets.

— Et toi tu la traitais de petit chameau et de torchon crasseux ! Tu l’accablais de travail, tu lui faisais frotter par terre, laver…

— Ah ! tu ne vas peut-être pas critiquer ma façon d’être avec les bonnes ! cria Mme Tardot.

Entre eux, il y eut un silence irrité.

— Ce n’est pas la peine de nous disputer, murmura M. Tardot. Ça n’arrangera rien. Il n’y a qu’à attendre.

La soirée fut morne. Le lendemain, M. Tardot sortit de bonne heure après le déjeuner et Mme Tardot reprisait seule, tout en roulant des pensées amères quand, après un coup de sonnette, Aline vint annoncer Mme Divelle.

Mme Tardot sursauta. Était-ce ?…

Entra nonchalante, hautaine, suprêmement élégante, une personne exquise et distinguée à l’excès, en qui Mme Tardot, éperdue, reconnut ce petit chameau de Pauline.

— Restez assise, Cécile Tardot, dit Pauline avec un geste protecteur de son face-à-main, et soyez rassurée. J’ai pardonné, j’ai oublié. Je permettrai que mon mari — (M. Divelle le sera dans un mois, j’y ai consenti) — emploie l’architecte Tardot… Je consentirai aussi à recevoir vos visites, de temps à autre, à mon jour. Ne me remerciez pas. La vie m’a vengée de la vie. Je ne pardonne pas, j’abolis. Le passé n’est plus, n’oubliez pas ceci : le passé n’est plus… Adieu.

Elle sortit, lente et royale. Mme Tardot, béante, saisie de joie, tremblante de rage, était restée sur place. Elle sentit qu’elle étoufferait si elle n’avait pas un dérivatif, et elle cria « Aline ! » en s’élançant vers la cuisine.

Mais en face de la petite bonne, en tablier bleu, un sentiment mystérieux, presque superstitieux, domina soudain Mme Tardot encore affolée. Elle songea que Pauline avait été là, pareillement souillon ; elle eut un malaise qui ressemblait à de la peur, et c’est d’une voix presque douce qu’elle conseilla à Aline de mettre sans plus attendre les haricots au feu.

— Plus souvent, Cécile Tardot, répondit Aline avec une grande insolence. Je m’en vais, bien sûr ! Moi aussi je veux des fourrures, et des bijoux, et un millionnaire !…

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