Par-dessus le mur
MONSIEUR CRUCHETTE
— Vous avez osé !… Cette bague, le plus illustre de nos bijoux héréditaires que votre père vous a laissé en mourant comme un dépôt sacré, vous, mon fils, vous, Gaston de Porchecroix, vous avez osé la donner à une fille du quartier Latin, à une créature de laquelle je rougis d’être obligée de parler ! Ah ! c’est ineffaçable !
Suffoquée par l’horreur dont frémissait avec dignité toute sa haute figure chevaline, la comtesse de Porchecroix fit une pause. Devant elle, le jeune Gaston baissait sournoisement la tête. Dans son fauteuil roulant, le grand-oncle, qui ne pouvait plus marcher, restait impassible, avec à peine une lueur d’existence entre ses paupières ridées. M. Cruchette, le précepteur, atterré par ce qu’il venait d’entendre, demeurait figé dans sa consternation immobile et convenable, et les ancêtres, accrochés en portraits aux murs du grand salon majestueux, fixaient sur le coupable leurs yeux vernis avec autant de réprobation vertueuse que s’ils n’avaient pas eu jadis, eux aussi, alors qu’ils vivaient, des passions et des vices.
— Si j’avais eu de l’argent, je n’aurais pas donné la bague…, observa faiblement Gaston.
Sa mère eut un regard foudroyant.
— Taisez-vous !… A seize ans, vous osez !… Mais laissons cela qui est révoltant. Le bijou sacré importe d’abord ! Il faut le retrouver. Il le faut ! Quand s’est passée cette chose horrible ? Qui est cette fille ? Où loge-t-elle ? Allons, parlez !
— C’était vendredi. Il y a huit jours. Elle s’appelle Caro. Et j’ai été avec elle, près de la rue Monsieur-le-Prince, dans un hôtel meublé, au second, chambre 21, avoua Gaston tout d’une haleine.
— Mon Dieu !… mon Dieu !… Quelle horreur !… Mon fils dans un hôtel meublé, avec…
Mme de Porchecroix agitait son face-à-main. Soudain, elle se tourna vers le précepteur.
— Monsieur Cruchette, vous avez entendu ! Votre négligence… Oui, je sais… vous ne pouviez penser que votre élève — mon fils — s’enfuirait, un vendredi de carême, du cours de rhétorique pour aller… Néanmoins, votre responsabilité est engagée. Je compte sur vous pour réparer… Il faut que vous alliez réclamer cette bague…
— Moi, madame la comtesse ?
M. Cruchette avait eu un soubresaut d’épouvante. C’était un jeune homme au maintien bénin et réservé. Il avait une figure candide, régulière et rasée, de longs cheveux châtains tombant le long de ses joues roses, des yeux de myope derrière des lunettes graves, une redingote noire et une cravate blanche.
— Oui, vous ! Je vous donne là, monsieur Cruchette, une haute preuve de confiance. Depuis deux ans que vous êtes chez moi, j’ai pu apprécier votre délicatesse et votre éducation. Cette affreuse affaire ne doit pas être ébruitée. Il faut que vous arrachiez le bijou aux mains impures qui le détiennent… Retrouvez cette fille. Offrez-lui de l’argent… Mais, j’y pense, la police…
— Scandale, bégaya le grand-oncle qui avait ouvert les yeux. Et puis, impossible. Gourgandine, entendu, mais femme. Cadeau à une femme, chose sacrée. Un Porchecroix ne fait pas réclamer un cadeau par la police ! Impossible… Allez, Cruchette… Pas difficile… J’irais bien, moi, si je marchais…
Un regret tremblait dans sa voix usée. Un filet de bave coula sur son menton. Il rit à des souvenirs confus.
— Cela me paraît impossible, balbutia Cruchette, agité. Je ne saurais pas. C’est un monde que j’ignore. Madame la comtesse, songez que je suis un homme d’études… Je me suis toujours scrupuleusement gardé…
Il s’arrêta, très rouge. Son élève étouffa un rire. Le grand-oncle semblait s’amuser. Mme de Porchecroix ne comprit pas et reprit :
— Il le faut. Retrouvez la bague. Je vous ouvre un crédit de deux mille francs si c’est nécessaire.
— Les pierres valent plus que cela, dit l’oncle.
— Eh bien, trois mille francs ! quatre mille ! cinq mille !… L’argent, ici, n’importe pas… Mais il faut que la discrétion la plus rigoureuse… Mon Dieu, si l’on savait… quel scandale !… Monsieur Cruchette, vous avez entendu le nom et l’adresse. Partez sur-le-champ. Je vous donne pleins pouvoirs.
— J’en suis honoré, gémit Cruchette en inclinant le front.
Il reçut l’argent, prit son chapeau et sortit.
C’était un matin de printemps, mais Cruchette n’en apprécia pas la douceur. Il songeait aux difficultés de sa tâche et se demandait avec angoisse ce qui allait lui arriver.
Quand il fut dans les parages de la rue Monsieur-le-Prince, il eut envie de prendre la fuite. La seule crainte du courroux de Mme de Porchecroix l’en empêcha.
Comme onze heures sonnaient, il entra dans l’hôtel. Le bureau était désert et Cruchette s’engagea dans l’escalier. Au second étage, il frappa, le cœur battant, au numéro 21.
— Entrez ! dit une voix féminine.
Il entra et recula, terrifié. Dans la chambre en désordre, une jeune personne, nue, debout devant la glace de la cheminée, se coiffait.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans se déranger.
— Mademoiselle Caro ? bégaya Cruchette, les yeux baissés.
— Elle n’habite plus ici depuis dimanche. Elle est avec Bordin, un potard, à l’hôtel Printemps, près de Cluny, dit la jeune personne.
Elle regarda Cruchette dans la glace et ajouta aimablement :
— Ça ne fait rien, entre tout de même, va !
— Non… non… C’est elle-même… Je vous demande pardon, madame !…
Cruchette s’enfuit. Il se retrouva, en proie à de vives émotions, dans la rue.
Il alla à l’hôtel Printemps où on lui indiqua la chambre de Bordin. Celui-ci, seul et tout habillé, dormait d’un lourd sommeil que Cruchette, malgré son inexpérience, attribua à l’ivresse. Réveillé avec peine, il se répandit en grossières injures, jurant d’écraser la tête de quiconque oserait lui parler de la méprisable petite grue qui l’avait lâché, dès la nuit de lundi, pour un être infâme habitant rue Cujas et se nommant Sivel.
Ce Sivel, immense gaillard à barbe rousse et qui étudiait le droit, ne put être rejoint qu’au café où il déjeunait. Il accueillit Cruchette avec une politesse fleurie, l’obligea à déjeuner aussi, le fit trop boire, l’ahurit de sa verve intarissable et, vers deux heures seulement, consentit à lui révéler que Caro n’avait été dans sa vie qu’une passagère fugitive. Elle faisait maintenant les délices d’un Roumain qui habitait rue Dauphine et n’était jamais là le tantôt, en sorte que c’était le meilleur moment pour aller voir la chère enfant.
Un quart d’heure après, Cruchette, résigné, était rue Dauphine et frappait à une porte. Elle s’ouvrit. Il vit une petite femme assez jolie, en peignoir mal clos et les cheveux défaits.
— Mademoiselle Caro ?
— C’est moi, dit la petite femme.
Il eut un soupir de soulagement et fut étonné, car il ne se l’imaginait pas ainsi. Elle ne l’intimidait pas du tout, et il expliqua l’affaire en essayant d’être clair, ferme et poli.
— C’est donc pas du toc, cette bague ? dit-elle en ouvrant des yeux surpris. Du reste, toc ou pas, on me l’a donnée, je la garde.
Cruchette insista avec chaleur. Elle le regardait favorablement et, soudain, l’interrompit :
— On t’a jamais dit que tu étais gentil ?
Il devint rouge et resta interloqué. Elle le poussa vers un divan.
— Assois-toi donc… Y a pas de danger qu’y rentre, l’autre… Et puis je m’en fiche bien… J’en ai déjà assez… Je suis tout cœur, moi… Ça m’a fait rater des choses magnifiques… On ne se refait pas, hein ?… T’en as des beaux cheveux… Mon rêve, ça serait de vivre bien tranquille avec un ami qui ait l’air doux et comme y faut… La bague, si tu y tiens, je la rends… mais ça sera pour te faire plaisir… Je suis gentille, pas ?…
Elle s’assit sur ses genoux.
A l’hôtel de Porchecroix, on attendit en vain, pendant six jours, le retour de M. Cruchette. Mme de Porchecroix, très inquiète, se demandait s’il n’avait pas trouvé la mort au fond de quelque bouge où l’aurait entraîné son dévouement à la servir.
Le septième jour, il revint. Il était changé. Une sorte de fierté planait sur lui ; une moustache légère ombrageait sa lèvre supérieure ; ses cheveux étaient parfumés et un lorgnon élégant remplaçait ses lunettes. Il avait toujours sa redingote noire, mais une chemise mauve, une lavallière à pois et des souliers jaunes égayaient sa tenue.
— J’ai rempli ma mission, dit-il avec une orgueilleuse modestie, quand il fut en présence de Mme de Porchecroix. Voici le bijou, et j’ai versé les cinq mille francs selon les instructions que vous m’aviez données, madame la comtesse…
— Mon Dieu ! c’est bien payé (Mme de Porchecroix, en prenant la bague, ne put retenir une grimace). Cinq mille francs pour les faveurs d’une gourgandine…
M. Cruchette eut un geste digne et qui protestait.
— Oh ! pardon… madame la comtesse. Je vous prie respectueusement de parler avec plus de modération d’une personne qui, d’ici peu, sera Mme Cruchette…
Mme de Porchecroix fit un bond, puis resta pétrifiée.
— Nous nous aimons, continua Cruchette avec une ardeur pudique. Oui ! C’est une pauvre enfant qui a beaucoup souffert. Avec la dot que vous avez bien voulu lui constituer et mes économies, nous allons ouvrir une institution à Neuilly…
Il s’interrompit, le jeune Gaston entrait.
— Et j’ose espérer, termina Cruchette avec onction et dignité, que madame la comtesse voudra bien me continuer sa précieuse confiance en me donnant le jeune homme…