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Par-dessus le mur

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LA BONNE

Roynel avait marché si vite depuis le Métro qu’il arriva haletant au petit pavillon qu’il habitait à Plaisance. Il se précipita dans son atelier et appela sa femme :

— Louise ! Louise ! Où es-tu ?

— Ici, dans la salle à manger ! Avec Édouard ! Me voilà ! Mon Dieu, qu’y a-t-il ?

— N’aie pas peur ! C’est une bonne nouvelle !

— Une bonne nouvelle ? C’est vrai ?

Une porte s’était ouverte. Une jeune femme d’une trentaine d’années, blonde, mince dans une robe sombre un peu usée, s’était élancée vers Roynel. Un petit garçon de huit ou neuf ans, au visage délicat, aux yeux sérieux, la suivait.

— Oui, une très bonne nouvelle, répéta Roynel. Attends… J’ai couru… J’avais hâte de te dire…

Il jeta son feutre sur la table, épongea son front dégarni aux tempes et, désignant, au fond de l’atelier, un grand tableau :

— On va m’acheter ça !…

— Ta Fête de nuit ?

— Oui. Je vais t’expliquer : Tu sais que j’ai deux petites toiles à la galerie Parsaut, et tu sais le mal que je me suis donné pour qu’on les accepte. Alors j’y suis passé ce tantôt pour voir si elles n’étaient pas trop mal placées. Justement Parsaut était là, en conversation avec un monsieur à qui il dit, en me voyant : « Précisément, voici l’artiste lui-même. » Il me présente et l’autre me dit : « Je demandais votre adresse pour aller vous voir. J’aime beaucoup votre peinture. C’est mon genre. Si seulement un de vos tableaux était grand je l’achèterais tout de suite. C’est pour un panneau de mon salon. Avez-vous un grand tableau dans le genre des deux petits ? Ça serait une affaire faite. » J’étais ahuri, tu penses. Mais enfin je prends rendez-vous ici avec lui pour demain matin, dix heures. Il s’en va et Parsaut me dit : « C’est un homme qui est très riche et pas depuis longtemps. Il n’est pas rat, mais il sait compter. Alors, attention ! Faites un peu de mise en scène ; n’ayez pas l’air de pleurer misère, imposez-vous et vous pourrez lui demander un gros prix — gros pour vous, bien entendu, — deux mille cinq ou trois mille… »

— Deux mille cinq cents francs !… répéta Louise saisie.

— Oh ! trois mille. Pourquoi pas ? Ce n’est pas parce qu’on est un artiste qu’il est nécessaire de toujours rester dans la misère… Je veux profiter de l’aubaine. Et il me fera d’autres achats, j’en suis sûr. Nous serons enfin un peu tranquilles ; je pourrai faire mon œuvre sans ces soucis… C’est la chance qui vient…

— C’est bien juste. Tu as tellement travaillé !… Tu as tant de talent !…

Elle levait vers lui des yeux pleins d’un amour et d’une admiration que dix années de gêne et d’insuccès n’avaient que fortifiés.

— Oui, répéta-t-il, c’est la chance… Il est temps, n’est-ce pas, ma pauvre Louise ?… Tu devais commencer à croire que je n’étais bon à rien qu’à profiter de ton dévouement et de ton courage…

Elle le fit taire en l’embrassant, puis elle embrassa son fils qui avait écouté, sage et sérieux.

— Dépêchons-nous ! cria-t-elle. Dînons vite ! Et après, au travail ! Parsaut a raison : il faut un peu de mise en scène. On débarrassera l’atelier de tout ce qui a l’air pauvre. On y descendra le fauteuil de la chambre ; je mettrai des tulipes dans les vases de cuivre ; je rangerai bien… Oh ! sois tranquille : rien de trop apprêté. Ce monsieur te trouvera en vareuse, à ton chevalet, l’attendant tout en travaillant…

— Je n’ai rien en train, murmura-t-il. J’étais si découragé ces derniers temps !

— Prends Édouard. Tu as ce portrait commencé, tu sais bien, les cheveux sur le front, le cou nu… Et comme cela il participera aussi…

— Parfait ! L’atelier est beau, il n’a pas besoin d’être encombré de meubles. Ce bonhomme ne saura pas si je gagne ou non de l’argent… J’espère qu’un créancier n’arrivera pas…

Il s’interrompit :

— Mon Dieu, qui ouvrira la porte ?

Elle le regarda, atterrée par cette difficulté imprévue.

— Oui, qui ouvrira, répéta-t-il, puisque nous n’avons même plus de femme de ménage ? Je ne peux pas envoyer Édouard comme un petit groom et je ne peux pas moi-même…

— Non, non, murmura sa femme, il faudrait quelqu’un…

Elle réfléchissait, son visage s’éclaircit :

— Ne crains rien, je m’arrangerai… je trouverai une personne… Tu verras, ce sera très bien.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Sois sans inquiétude, ce sera très bien.

Il la regarda, hésita, mais n’insista pas.

Le lendemain matin, dans l’atelier rangé, Roynel, en vareuse de velours et lavallière flottante, était à son chevalet, donnant de temps à autre, nerveusement, quelques coups de pinceau. Édouard, sur la table à modèle, posait, charmant et grave.

Il y eut un bruit d’auto dans la rue, puis un coup de sonnette. Roynel tressaillit. Il entendit une voix d’homme, puis la voix de sa femme qui répondait :

— Je vais voir si monsieur peut recevoir.

Il la vit paraître. Elle avait un corsage noir, serré au cou, un tablier blanc, des pantoufles ; ses cheveux, tirés en arrière, changeaient l’expression de son visage sans poudre. Il pâlit, rougit et ne répondit rien quand elle lui annonça le visiteur.

Celui-ci, mis en présence de la Fête de nuit, s’enthousiasma. C’était bien cela. C’était aussi réussi que les petits tableaux qu’il avait admirés la veille et c’était juste de la grandeur qu’il souhaitait. Content, il devint bavard, parla de ses idées, de son installation, de ses projets, avec un laisser aller de brave homme. Il n’avait pas encore demandé le prix du tableau. Tout d’abord, à l’aspect du pavillon mesquin, dans une petite rue pauvre, il avait compté payer bon marché. Maintenant, son sentiment se modifiait, Roynel, qu’une gêne amère rendait froid et distrait, l’impressionnait, comme aussi cet atelier bien tenu, ce bel enfant si sage et la bonne bien stylée qui lui avait ouvert. Il fit le tour de l’atelier, revint devant la toile qu’il convoitait et, reculant pour la voir mieux, s’empêtra dans un escabeau et appuya son bras sur la palette de Roynel qui avait fait un pas pour le retenir.

— Mon Dieu, monsieur, je suis désolé, dit le peintre, voilà que vous vous êtes taché.

— C’est de ma faute, ne vous excusez pas… Ce n’est rien… Peut-être qu’avec un peu d’essence… Si votre bonne…

— En effet, murmura Roynel.

Il alla ouvrir la porte et, d’une voix un peu étranglée, dit à sa femme, qui attendait dans la salle à manger :

— Je… vous prie de venir…

Elle lui lança un regard qui signifiait : « Voyons, pas de bêtises ! », dit tout haut :

— Oui, monsieur.

Et elle vint avec un chiffon propre pour la manche tachée.

Roynel s’était remis à sa toile, qu’il regardait obstinément, mais il dut se retourner. Le visiteur se décidait enfin à lui demander le prix de la Fête de Nuit. Il répondit durement :

— Cinq mille francs !

Il vit Louise, courbée, frottant la manche, tressaillir à l’énormité du chiffre. Il se sentait plein de honte, de colère, d’indignation contre lui-même et contre l’homme qui était là. Il avait envie de lui crier : « Je ne vends plus ! Fichez le camp ! » Mais en même temps il tremblait d’émotion en attendant la réponse : oui ou non.

— C’est plus que ne m’avait dit Parsaut, dit l’autre, mais ça ne fait rien. Ça va !

Sa manche était propre. Il sortit un carnet de chèques et un stylographe.

L’enfant se dressa sur la table à modèle. Confusément d’abord, puis nettement, il avait compris. Pâle, suffoquant, il cria :

— C’est pas vrai ! c’est pas une bonne ! c’est maman !

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