L'ami : $b dialogues intérieurs
MON FILS
1899
L’Ami. — Regarde ce coin de montagne ignoré ! La neige s’est fondue, il y a peu de semaines. Maintenant toute la flore du printemps jaillit de ses bourgeons. Gentianes bleues, primevères jaunes, auricules roses, par coulées, par tapis ; anémones éclatantes, lis nains, d’une grâce d’enfant. Comme fond au tableau, la prairie verte où l’herbe se fait petite pour laisser la gloire aux fleurs. Tout autour, des rochers gris couverts de vieux sapins barbus, et le ciel au-dessus, taillé dans un seul saphir…
Mais quoi, tu pleures…
— Mon fils !…
L’Ami. — Pauvre père !
— La nature s’éveille et renaît, sa jeunesse à lui se flétrit. N’a-t-il pas le front pur et l’âme d’une blancheur de lis ? Dans ses beaux yeux de pervenche, sourit la candeur. Il est bon, il n’a point connu le mal, et l’ennemi secret le ronge. Oh ! cette pâleur tantôt, et puis cette rougeur de fièvre, cette jeune vie se fanant sous une haleine de feu, cette toux qui déchire la poitrine !
Je ne puis plus penser qu’à cela. Le chant de l’oiseau, le sourire du soleil, le regard des fleurs me fendent l’âme. Une invisible main me tient le cœur serré. J’erre par la montagne comme un somnambule, je regarde la forêt et ne la vois pas, j’écoute le torrent et ne l’entends pas.
Je ne suis pas ici, mais là-bas, près de son lit de douleurs. O mon enfant ! mon pauvre enfant !
L’Ami. — Je pleure de tes larmes. Il mérite d’être aimé et plaint et regretté, le cher enfant. Quinze ans et demi ! Un compagnon déjà, un ami pour sa mère, une douce espérance d’avenir. Le voir touché à la racine, quelle torture pour vous !
Pourtant, si tu l’aimes bien, ne faut-il pas te maîtriser ? Ne dois-tu pas être deux fois un homme ? As-tu pensé à ce choix qui t’est présenté dans les graves circonstances où nous vivons ? Ou bien te laisser entamer et vaincre par ta douleur et devenir ainsi pour les tiens, pour ton fils lui-même, une source de peines, un fardeau de plus ; ou bien être brave, viril, te tenir ferme et devenir, pour eux tous, et ce cher petit qui souffre, un abri sûr, un bon et calme refuge toujours ouvert.
Tu n’as pas le droit de laisser cet empire au chagrin, ni de lui permettre de marquer ton front à son signe. Que dit ta figure à ton fils ? Y lira-t-il une histoire de désespoir ? Tu lui dois mieux. Ne t’ajoute pas à son mal, mais défends-le contre ce mal ! Ne le regarde pas avec ces yeux qui disent qu’il est perdu ! Personne n’est jamais perdu. Nous sommes à Dieu ; à cela aucun changement ne peut être apporté. Il faut ravitailler l’âme de ton fils en fortifiant la tienne. Qu’il se sente protégé, soutenu, gardé, en sécurité parfaite !
Considère cette maladie, malgré son évidente gravité, comme un accessoire et non comme le principal ! Traitons l’enfant comme un enfant ordinaire qui s’intéresse à ceci, à cela, et qui a part comme nous à la vie ! Ne ramenons pas sans cesse son attention sur ce qui cloche ! On ne fait pas de ce qui chancelle le centre de tout le reste, mais on s’efforce de rattacher toutes les formes heureuses ou douloureuses de l’existence, à ce qui seul demeure ferme. Agir autrement, c’est être les ennemis et les oppresseurs de ceux qu’on aime le mieux. C’est se rendre incapable, même de les soigner physiquement…
Ton fils aime les fleurs. S’il pouvait de son lit regarder cette splendeur où nous sommes, un sourire éclairerait sa figure. Il aurait un moment de plaisir, d’oubli de sa misère. L’esprit qui nous soutient et nous sauve de nos détresses, lui parlerait dans le souffle paisible qui passe sur ces hauteurs.
Puisqu’il ne peut venir ici, que ces fleurs aillent vers lui ! Cueillons-en des gerbes et, s’il se peut, offrons-les-lui avec un sourire ! A ceux que nous aimons, ne donnons pas d’ombre, mais de la lumière ! Pour leur apporter dans la maladie et dans la faiblesse un réconfort véritable et un soulagement, aimons-les avec foi, avec confiance ! Aimons-les avec la volonté ferme de les tirer de là, malgré tout !