L'ami : $b dialogues intérieurs
ATHÉISME
— C’est un athée !
L’Ami. — Hum ! Que crois-tu avoir dit par là ? Il ne faut pas confondre les diverses sortes d’athéisme. Les distances entre elles sont capitales. Autant de façons de croire en Dieu, autant d’athéismes. De quel Dieu êtes-vous athée ? C’est ce qu’il importe de définir. On a appelé Socrate un athée, Jésus un blasphémateur. Dieu certainement doit être athée de toutes les fausses divinités, c’est-à-dire de bien des formes sous lesquelles il est invoqué, enseigné, caricaturé dans le monde.
L’athéisme a une racine mauvaise quand il est le fruit de l’impiété. L’homme entier se trouve vicié par l’impiété. Elle est l’absence de tout respect, de toute vénération, de tout sentiment de la valeur des êtres. Un esprit de souillure et de profanation l’anime. Sous cette forme, l’athéisme n’est pas une doctrine, mais une dépravation criminelle. Il n’est pas permis de confondre avec lui des états d’esprit respectables. D’ailleurs, cette sorte d’athéisme, qui n’est que profanation et impiété, peut se rencontrer chez des hommes faisant profession de croire en Dieu. Ne nous y trompons point ! Croire en Dieu, ce n’est pas prononcer son nom et jurer par un credo. Si le cœur est impur, haineux, méprisant des droits, des idées, des croyances d’autrui, dépourvu de respect, de tendresse, de scrupule, nous sommes en face du pire athéisme, hypocritement décoré, à la surface, d’une étiquette religieuse. Cette forme d’athéisme, je le crains, est très répandue.
Une autre l’est encore plus. Quand une routine séculaire a pétrifié la croyance, elle se maintient chez des milliers d’hommes à l’état de corps étranger, sans lien avec l’organisme, sans action sur la vie. C’est de l’athéisme pratique. La majorité des hommes n’ont pas d’autre religion. Ils sont frères des athées routiniers, niant Dieu avec indifférence comme les autres y croient.
L’athéisme philosophique provient de plusieurs causes. Certains esprits engagés dans la conception mécanique du monde, considèrent l’idée de Dieu comme une inutile superfétation. Elle ne leur paraît répondre à rien de positif. Ils l’éliminent, par conséquent, ou s’imaginent l’éliminer. Ils ont souvent l’athéisme jovial.
Chez d’autres, l’athéisme est le résultat d’une impossibilité de croire, douloureusement ressentie.
Mais, au fond, quel Dieu nient-ils ? La plupart nous prouvent par leurs écrits et leurs propos que c’est une simple abstraction, une image imprécise, divinité mort-née tombant de l’arbre comme un fruit maladif. Leurs négations ne détruisent qu’un fantôme. Le noyau résistant de l’idée de Dieu, ils le gardent et, sous d’autres noms, en font des pièces essentielles de leur pensée. La mort des dieux est une de leurs thèses favorites. Mais ils travaillent, sans le savoir, à leur résurrection.
La forme la plus intéressante de l’athéisme est celle où une conception, jusqu’alors acceptée, de la divinité s’effondre devant les progrès de la conscience humaine. Quand l’homme est devenu plus grand, plus désintéressé, plus équitable, et en somme meilleur que son Dieu, l’image de celui-ci pâlit et s’éteint au for intérieur. Ces cas d’athéisme supérieur existent. En regardant de près le Dieu officiel, on est obligé d’avouer qu’il n’a que ce qu’il mérite. Si l’ancienne mythologie attribuait aux dieux des mœurs dont rougiraient des humains quelque peu propres, nous ne surprenons que trop souvent dans l’enseignement religieux courant, des doctrines sur Dieu, injustifiables devant la conscience. Puérile, tracassière, rancunière, arbitraire, sa mentalité rappelle celle du despote oriental n’ayant de compte à rendre à personne. Il exige une justice qu’il ne pratique pas, impose des douleurs dont il est lui-même exempt. Sa partialité tient du prodige ; son inaltérable sérénité fait un scandaleux contraste avec la misère humaine. Devant un cœur d’homme sincère, dévoué, droit, équitable, clément, cette figure manque de prestige moral. Et l’attitude de ses défenseurs achève de la compromettre. Ils ont mêlé leur Dieu à trop d’affaires injustes, ils ont trop souvent solidarisé sa cause et la leur, substitué leur masque à son visage.
Qui sait si le vrai Dieu n’a pas rompu avec ses champions attitrés pour aller habiter incognito le cœur de ceux qui ne le nomment pas, mais vivent de sa vie ? En tout cas la situation est grave. Elle exige les réflexions et les efforts de tous les hommes religieux, et principalement de ceux qui ont charge d’âmes. Par quel filtre de repentir, de douleur, de labeur obstiné, ne devra pas passer notre conception de Dieu, pour ressortir limpide, salutaire, libératrice, comme elle jaillissait du cœur des vieux Prophètes et de Jésus.
Mais ils se trompent, les athées convaincus qui parlent de la disparition de Dieu, ou qui pensent devoir le déraciner de nos âmes, afin d’en extirper les tares d’une religion momifiée, démoralisante, schismatique, étroite, adversaire de la liberté et du progrès humain. L’homme a besoin de Dieu. Plutôt que de s’en passer, il serrera dans ses bras de pauvres fétiches. Si vous voulez le délivrer de l’esclavage des doctrines étouffantes, donnez-lui une conception de Dieu où l’on respire à l’aise.
Le mal ne doit pas nous faire oublier le bien. L’idée de Dieu a brillé sur l’humanité d’une immense clarté. Vous-même, par atavisme, en restez imprégnés. On ne la remplacera jamais par rien que par elle-même, purifiée, remise au point du degré nouveau de conscience et de vie sociale. Que tous les hommes de bonne volonté suivent chacun leur chemin, fassent leur œuvre désintéressée ! Un jour, ils auront amassé dans la peine et l’angoisse les matériaux d’un édifice religieux nouveau, largement ventilé, hospitalier, digne de Dieu et de l’humanité.
Ce jour-là, nous devrons une reconnaissance particulière aux travailleurs de la première heure, y compris les pieux athées, que l’insuffisance des religions existantes avait jetés dans la négation et fait se replier sur eux-mêmes pour chercher mieux.