L'ami : $b dialogues intérieurs
SOCIALISME
— Es-tu socialiste ?
L’Ami. — Non.
— Pas possible ! Moi qui te croyais corps et âme acquis à cette grande cause du peuple, de la femme, de toutes les libérations et de toutes les réparations ! Et tu n’es pas socialiste ? Quelle contradiction !
— C’est plutôt de la logique.
— Tu es conservateur, alors, et bourgeois ?
L’Ami. — Encore bien moins. Pour éviter de me perdre en Charybde, me précipiterai-je dans Scylla ? Écoute : si le socialisme n’était que la tendance désintéressée vers une plus haute justice pour tous, je serais socialiste avant la lettre. Mais le socialisme est tant d’autres choses, que je dois fuir cet isme comme tous les autres. La cause du peuple, j’en suis. De ceux qui s’en attribuent l’intelligence unique et la défense exclusive, je n’en suis pas. Les uns sont violents, injustes, haineux ; comment les suivrais-je ? Les autres sont à tel point particularistes, que leur penchant naturel les entraîne sans cesse aux scissions. Ils ne s’entendent, même entre partisans, qu’à titre provisoire. L’excommunication est une de leurs principales formes d’activité.
Lorsque l’un d’eux se distingue, il devient aussitôt suspect. Je trouve leur fraternité trop batailleuse, leur égalité trop soupçonneuse, leur liberté trop éprise d’alignement. On peut admettre des fautes, et tout le monde en commet ; mais il n’y a pas d’anomalie, à exiger d’un homme la mentalité de son idéal. Plus le grand idéal d’humanité m’attire et me fascine, plus ses champions attitrés m’apparaissent mesquins. Je crains que le socialisme actuel ne soit antisocial par plusieurs de ses tendances prédominantes.
— Tu es d’une sévérité excessive. Pense à toutes les difficultés de la lutte pour l’avenir, au misérable point de départ, aux ténèbres sociales où les esprits sont plongés. Ceux-là, sortis du milieu, peuvent-ils n’en pas porter les tares ? Que deviendrait le bourgeois, si tu lui appliquais la mesure que tu appliques aux socialistes ?
L’Ami. — Nos sévérités les plus grandes, nos scrupules les plus exigeants doivent être du côté de la cause préférée. Contre une foule de socialistes d’étiquette, j’ai ceci : qu’ils sont aussi bourgeois que les bourgeois, avec l’hypocrisie en plus. Ils revendiquent un autre monde, mais ils sont conservateurs des principaux vices de celui-ci. Où est le désintéressement ? Désirer une situation meilleure dont les frais seraient pour autrui, et pour vous les avantages, ne me semble pas un mérite suffisant. Depuis quand l’arrivisme est-il une vertu ? Je vois ici, dans la foule, des appétits ; chez les meneurs, de l’ambition. Par quel privilège ces appétits valent-ils mieux que ceux du bourgeois ; par quelle grâce de parti cette ambition est-elle moins impure ? Pas plus que l’esprit repu et satisfait, l’esprit de revendication ne constitue une force libératrice.
— Tu ne vois que le mal. Est-ce moi maintenant qui te montrerai le bien ? Tant de généreuse dépense de soi-même, tant de souffrances endurées pour la cause, d’esprit de sacrifice mis en œuvre et patiemment semé, en vue de temps meilleurs ! Une somme incalculable de courage, d’endurance, une invincible poussée en avant, malgré la misère du présent et ses charges écrasantes ! Le peuple a pris tout mon cœur. Je le trouve si bon, si magnanime, si prompt au pardon, si lent à la colère, si admirable dans son espérance d’une humanité plus belle.
L’Ami. — Le peuple est une chose, la politique et l’économie politique des partis socialistes en est une autre. Vivre du peuple n’est pas vivre de la vie du peuple. Se réclamer du peuple, n’est pas lui appartenir de cœur. Exploiter une cause n’est pas la servir. Si l’on passait au crible du bon sens et de l’équité tous ces socialismes laïques et ecclésiastiques, il ne resterait pas beaucoup de bon froment pour les semailles de l’avenir. Dans tout cela, j’aperçois en outre un partage inégal : les uns font le bruit, ils sont au premier plan et prétendent tout conduire ; les autres font la besogne, et tout le monde les ignore. Nous enrôlerons-nous parmi les mouches du coche ?
— Hélas ! évidemment il y a beaucoup de vrai dans ces critiques ; mais le socialisme n’en est pas moins une des grandes forces pour le bien et le progrès, actives à l’heure présente.
L’Ami. — D’accord ; mais il aura du mal à se dégager de ses patrons, les socialistes attitrés, et de leurs formules. A supposer que ne règne ici qu’un esprit détaché des bas appétits et des vulgaires ambitions, un immense désir de voir le mieux se réaliser, et naître une société moins criminelle et moins incohérente, que peut-on attendre de bien de cette rage de théorétiser ? La plupart de ces prétendus hommes d’avenir sont ivres de formules, fanatiques de symétrie. La société qu’ils rêvent est un casier à musique. De plus, ils balaient du domaine de l’esprit tout ce qui, à première vue, ne cadre pas avec leur système. On tarit les sources de la vie avec ces procédés-là. Au commencement des grands mouvements, il y a les pionniers, les éclaireurs, les prophètes, beaucoup de souffle, de ressort, de puissance expansive. Les mandarins viennent sur le tard. Ils creusent à l’idée des canaux pour y circuler, en attendant qu’ils lui creusent une tombe qu’ils scelleront de leur sceau. Ici, les doctrinaires, les marchands de formules, les scolastiques et les pédants encombrent le début.
Ne vois-tu pas aussi l’incohérence de leur philosophie ? Champions de l’opprimé, défenseurs du faible, la plupart adoptent en bloc une doctrine matérialiste. Ils sont en lutte contre l’égoïsme, le droit du plus fort, et proclament une théorie de l’Univers où la faiblesse est le vice par excellence, où l’égoïsme est la première des vertus. Pour faire surgir une société nouvelle, large, altruiste, fraternelle, de l’utilitarisme inférieur, tel qu’il sévit sous nos yeux, un autre idéal est nécessaire, d’autres motifs d’action, une vue plus nette et plus sûre de la vraie nature humaine. Je vois nos tares profondes, nos plaies horribles. Tu ne me rencontreras jamais au rang des satisfaits, ni des résignés à l’iniquité et à la misère. Il faut que ce monde soit vaincu et qu’il n’en reste pas pierre sur pierre. Mais on vaincra le monde mauvais par l’Esprit, l’injustice par la justice, la haine par l’amour, l’esclavage par la liberté, l’exploitation par le sacrifice, le mensonge par la vérité. La bête humaine ne fondera pas la Cité de l’Avenir. Voilà pourquoi je ne me convertirai pas au socialisme existant. J’estime, au contraire, qu’il a lui-même le plus urgent besoin de se convertir au socialisme supérieur, comme les médecins à l’hygiène, les juges à la justice, la Synagogue aux Prophètes, et les Chrétiens à l’Évangile.
L’Ami. — Si chacun voulait vivre et pratiquer la centième partie de son socialisme, nous serions sauvés. Les joueurs de flûte sont légion, les danseurs très rares, et par une perversion fâcheuse de l’altruisme, chacun fabrique du socialisme… pour l’exportation, pour le prochain.