L'ami : $b dialogues intérieurs
DANS LES PATURAGES
— L’alpage immense ondule sous le ciel. Les troupeaux épars y pâturent. Ils ont, vus de ces hauteurs, l’aspect de bandes de fourmis. Là-bas, perdu dans ce creux désolé, un troupeau de moutons noirs fait l’effet d’une poignée de suie tombée de la main du ramoneur.
Au son des clochettes, que les échos des rochers se renvoient, tout cela broute, broie, rumine.
L’herbe a sucé la terre, la bête mange l’herbe. L’homme boira le lait de la bête et consommera sa chair.
L’Ami. — Tout cela n’est qu’une similitude. Elle traduit et rend sensibles des faits du monde intérieur. La vérité brute, non encore humanisée, ressemble à la terre massive, à la matière inorganique. Les éléments capables d’alimenter l’esprit y sont renfermés, mais inaccessibles au commun des mortels et totalement indigestes. Il faut des organes spéciaux pour en profiter et les rendre assimilables à d’autres. La pensée robuste de certains hommes, munis d’une faculté particulière, remplit cette fonction. Ils vivent là où d’autres périraient ; des pierres ils font du pain. Quand ils ont passé dans un domaine jusque-là inhospitalier et infertile, ils l’ont en quelque sorte rendu habitable et fécond. Ce sont les initiateurs et les pionniers. Le reste des hommes vit à leur ombre et de leur main ; ils sont leurs nourrissons. Mais le nourrisson est ingrat de nature : il frappe le sein qui l’allaite. Et l’humanité persécute et tue ceux qui la font vivre.