La meilleure part
VIII
Celle que M. du Falgouët venait d’appeler « petite » était une belle et élégante personne qui devait approcher de sa vingt-quatrième année. Elle produisait, avec l’austère simplicité de cette demeure et de ses habitants, un singulier contraste. Au milieu des lourds meubles de chêne, revêtus d’un velours jauni par le temps, sa toilette de soie bleu clair, recouverte de mousseline blanche, semblait un peu dépaysée. Le pavé de briques, soigneusement peint en rouge, n’était guère habitué à se voir foulé par des souliers de satin comme ceux qui chaussaient ses jolis pieds.
Entre les têtes grisonnantes des deux vieillards, cette jeunesse semblait rayonner davantage, et cette taille, aux lignes gracieusement accentuées, était plus adorable encore à côté du corsage de mérinos noir, tout d’une venue, de madame du Falgouët.
Couronnée de cheveux châtains d’une nuance chaude et disposés à la dernière mode, la tête, très petite, offrait cette beauté mutine, sûre d’elle-même, des femmes du siècle dernier. Le nez pas très romain, et encore moins grec, se contentait d’être parisien ; mais ses narines roses avaient des palpitations indiscrètes, témoignant d’une rare vivacité d’impressions. Il était difficile de décider, surtout le soir, si le gris des yeux penchait vers le bleu ou le vert. Ce qui leur donnait, par moment, un charme étrange et dangereux, c’était un éclat mouillé, rappelant cette humidité vague qui baigne un paysage, quand l’aurore se lève, brillante, au lendemain d’une nuit pluvieuse.
Guy de Vieuvicq avait sa place à côté de cette inconnue, qui semblait un pastel de Latour égaré parmi des toiles d’Holbein. Un peu intimidé, il s’assit à sa droite, attendant qu’elle lui adressât la parole.
— Alors, monsieur, dit-elle presque aussitôt, vous arrivez directement de Paris ?
— J’y étais encore ce matin, madame, et j’en suis sorti, comme toujours, avec bonheur. Mes poumons ont besoin de l’air des champs, et d’ailleurs… Mais je vais me perdre dans votre estime.
— Oh ! fit-elle en riant, vous ne l’avez pas encore gagnée.
— Eh bien, madame, je déteste Paris.
— En ce cas, c’est ma pitié que je vous accorde. Quel peut donc bien être votre idéal ? La Bretagne ?
— Un autre, à ma place, se croirait obligé de répondre oui. Mais j’ai la banalité en horreur, et vous êtes comme moi, je gage. Mon idéal est un coin désert, bien loin d’ici, inconnu de tous et de vous surtout, madame.
— Qui sait ? j’ai tant voyagé.
— Ma pauvre chère maison n’est pas sur le chemin de ceux qui voyagent, Dieu merci ! Il faut un guide pour la découvrir et, pour l’aimer comme je l’aime, il faut y être né, y avoir été heureux et y avoir laissé les tombes des siens.
— Vos parents sont morts ? dit la jeune femme, en jetant sur Guy un regard triste.
— Oui. Tout est mort autour de moi, les personnes et les choses. Tout, excepté mes souvenirs. Mais vous, madame…
— Oh ! ne parlons pas de moi ; mais revenons à vos souvenirs. Savez-vous que je commence à vous estimer ? Ne pas oublier, c’est si rare !
Ici, leur conversation fut interrompue. La question brûlante, le chemin de fer, était venue sur le tapis. Le conseiller général et M. de la Hunaudaye avaient engagé la discussion à laquelle Guy ne put se dispenser de prendre part. Madame du Falgouët, résignée, surveillait mélancoliquement le défilé des chefs-d’œuvre méconnus de sa cuisinière. La jeune femme, sans perdre un mot, écoutait la conversation avec une attention surprenante chez une Parisienne aussi étrangère aux intérêts qu’aux modes de Plounévez.
Le dîner achevé, enfin, l’entretien fut forcément suspendu, et l’on passa au salon. Mais, comme on traversait le vestibule, la nièce des Falgouët arrêta Vieuvicq, dont elle avait pris le bras.
— Ma tante ne veut pas qu’on fume au salon, dit-elle. Allumez votre cigarette ici. D’ailleurs, en vous gardant prisonnier, j’empêche que la bataille ne recommence. Je n’aurais jamais pensé qu’on pût se passionner ainsi pour un chemin de fer.
— Eh ! madame, sans lui je ne serais pas ici, et je n’aurais pas eu l’honneur d’être votre voisin, tout à l’heure.
— C’est un honneur dont vous n’avez pas beaucoup profité.
— Plus que vous ne croyez, et surtout autrement.
— Comment cela ?
— Je veux dire qu’il y avait de longues, longues années que j’avais oublié ce que c’est qu’un repas de famille. Aussi, tout en parlant devis, fondations et marées, j’avoue que je pensais à autre chose.
— Vous n’en aviez pas l’air.
— Je pensais, poursuivit Vieuvicq, à un certain dîner, un des derniers moments heureux de ma vie au foyer paternel. Il y a, de ce souvenir, bien près de vingt ans. Je vois encore mon père et ma mère, assis en face l’un de l’autre, comme l’étaient, ce soir, M. et madame du Falgouët. Mais, en vérité, je ne sais où j’ai la tête…
— Continuez, fit la jeune femme d’une voix qui vibrait singulièrement.
— Ce soir-là, je souffrais beaucoup des yeux, ce qui m’arrivait quelque fois dans mon enfance, et je restais sans manger, assez maussade. A côté de moi, j’avais une petite fille de sept ans, une chère et douce petite amie que je n’ai pas remplacée depuis et ne remplacerai sans doute jamais. Elle, non plus, ne touchait pas à son assiette, et, quand je lui demandais : « Tu ne manges pas ? » elle me répondait : « Je mangerai si tu manges, vieux Guy. » Elle avait l’habitude de m’appeler ainsi parce que j’étais presque du double de son âge.
La voix de l’ingénieur tremblait beaucoup. Il s’arrêta, sous prétexte de rallumer sa cigarette éteinte. Sa compagne ne le quittait pas des yeux.
— Vous allez voir, madame, continua-t-il, pourquoi je me souviens si bien de ce dîner-là. Le lendemain matin, ma petite amie partait avec ses parents. Six mois plus tard, ma pauvre mère était morte. Avant la fin d’une année, des raisons de fortune obligeaient mon père à quitter le château avec moi. Une seule fois j’y suis rentré, suivant un cercueil auquel je venais donner sa place au caveau de famille. Une seconde fois, j’ai revu de loin la vieille demeure, pas d’assez loin, toutefois ; car les Prussiens l’occupaient et une de leurs balles a failli me tuer. Je ne suis jamais retourné à Vieuvicq depuis lors. Vous voyez que ce n’est pas gai, et que j’avais raison de vous dire que tout est mort dans mon passé.
— Mais votre petite amie, elle n’est pas morte, elle ?
— A Dieu ne plaise ! J’ai lu dans un journal, il y a cinq ans, son mariage. J’ai appris, par les cinq lignes du reporter, qu’elle était très belle et qu’elle devenait très riche. Je m’en suis réjoui pour elle.
— Et voilà tout ! Eh bien, franchement, je perds une illusion sur votre compte. Quoi ! vous n’avez pas cherché à la revoir ?
— Pour quoi faire ? les temps sont changés, madame, et je ne suis plus qu’un ingénieur, obligé de créer son avenir comme s’il était né dans une ferme.
— Vous êtes trop ingénieur, monsieur. Nous autres femmes, nous n’aimons pas que l’on ait autant de raison. Je vous en veux de n’avoir pas retrouvé la fillette d’autrefois.
— Avant de me parler ainsi, laissez-moi vous dire une autre histoire qui vous rendra peut-être moins sévère. Dans vos voyages, vous avez aperçu souvent, sur la locomotive qui vous traînait, cet être noir, effrayant, qu’on nomme le mécanicien. Si cet homme s’était approché de vous et vous avait tendu la main, qu’auriez-vous fait ? Eh bien, madame, pendant trois ans, j’ai été mécanicien.
— Oh ! mon Dieu ! que dites-vous !
— Un jour, dans le costume que vous savez, à la gare des Aubrays, je me suis trouvé aussi près de celle qui avait été ma petite Jeanne que je suis de vous, en ce moment. Je n’ai pas pu voir sa figure, qui était cachée par un voile. Quant à la mienne, ma pauvre mère elle-même ne l’eût pas reconnue sous son masque de suie.
— Et vous n’avez rien dit ?
— L’eussiez-vous fait à ma place ? J’ai eu, pendant une seconde, la bouche ouverte et les bras étendus. Mais je n’ai pas voulu faire peur à cette femme… ou pitié. Elle était si élégante ! elle semblait si heureuse ! Non, je n’ai rien dit. J’ai bien regardé sa jolie taille, ses mains que j’avais tenues si souvent dans les miennes, et je suis remonté sur ma machine en pleurant comme…
— Comme vous pleurez maintenant, et comme je pleure moi-même, dit la jeune femme. Mais vous ne voyez donc rien ?
Les joues baignées de larmes, ne pouvant plus se contenir, elle secouait nerveusement les poignets du jeune homme et, d’une voix entrecoupée, elle répétait encore :
— Mais vous ne devinez donc pas ?
Maintenant, il devinait. Éperdu, pâle d’émotion, les yeux dilatés par un étonnement immense, il la dévorait du regard, comme s’il voulait se dédommager de ces années si longues pendant lesquelles il ne l’avait pas vue.
Il gardait le silence et semblait aussi calme qu’elle paraissait agitée. Mais son visage parlait pour lui et parlait trop, à son gré ; car il se courba lentement, appuya son front sur les deux mains de Jeanne et l’y laissa quelques secondes.
Au même instant, la porte du salon s’ouvrit pour donner passage à M. de la Hunaudaye qui, fatigué de la journée, gagnait sa chambre, escorté de son ami.
En voyant le délégué du ministère des travaux publics en train de couvrir de baisers les mains de sa nièce, M. du Falgouët éprouva une stupéfaction dont le comique ne peut se décrire. Pour le coup, Jeanne se mit à sourire, et, prenant le bras de son ami d’enfance :
— Mon bon oncle, dit-elle, je vous présente Guy de Vieuvicq, avec qui j’ai joué toute petite. Vous avez bien des fois entendu ma pauvre mère parler de la sienne, qu’elle aimait tendrement.
— La comtesse de Vieuvicq ! je crois bien. Comment ! vous êtes son fils ? Pardonnez-moi d’avoir été si distrait en entendant votre nom. D’ailleurs, ma nièce, vous n’avez pas eu l’oreille plus fine que moi.
— Oh ! que si, cher oncle. Mais je suis diplomate. J’ai voulu savoir, avant tout, si mon vieux Guy, jadis si bon pour moi, avait changé.
— Eh bien, ma chère, après ce que j’ai vu tout à l’heure, je ne vous demande pas si l’examen a été favorable.
Madame du Falgouët, à son tour, fut mise au courant de l’événement de la soirée. Guy raconta son histoire, à commencer par la scène de la version. Tout le monde parlait, questionnait, poussait des exclamations, tout le monde excepté Jeanne, qui écoutait, très silencieuse.
A minuit, monsieur du Falgouët, d’autorité, leva la séance.
— C’est fort bien, dit-il ; mais je n’oublie pas mon chemin de fer. A sept heures, demain matin, nous partons pour aller voir l’emplacement du pont. Mesdames et messieurs, dites-vous bonsoir, et allons dormir.
— Je vous verrai encore demain soir, dit Vieuvicq en serrant la main de Jeanne. Je ne pourrai partir qu’après-demain.
— Fi ! le vilain qui parle déjà de partir ! Cher Guy, dormez bien. Pour demain, je vous promets une surprise.