La meilleure part
X
Trois semaines après, Guy entrait au ministère des travaux publics, apportant un mémoire et des plans minutieusement étudiés sur le pont de Plounévez. Le ministre, qui par hasard s’y connaissait, voulut voir le travail par lui-même. Il fut frappé des applications nouvelles qui s’y rencontraient et félicita chaudement Vieuvicq du succès avec lequel il avait accompli sa mission.
— D’ailleurs, dit le personnage, vous êtes un homme d’avenir. Est-ce mon prédécesseur qui vous a décoré ?
— Oh ! monsieur le ministre, ici on décore les gens qui bâtissent des ponts. Moi, j’ai eu la croix pour en avoir démoli un.
Depuis son retour de Bretagne, Guy, avec l’énergie froide qui était dans sa nature, avait consacré au travail toutes ses journées et une partie de ses nuits. Mais il n’avait point oublié Jeanne et souvent, courbé sur ses plans, il s’abîmait dans ses souvenirs, les yeux fixés sur un trait rouge, marquant le chemin qu’ils avaient suivi ensemble, un certain jour.
Sorti du cabinet du ministre, déchargé de sa tâche, il ne pensait déjà plus, en mettant le pied sur le boulevard Saint-Germain, à son pont, à ses fastidieux calculs, ni même aux éloges qu’il venait d’entendre. Maintenant il s’appartenait, c’est-à-dire qu’il appartenait à Jeanne. Il allait la voir !
Il songeait à l’accueil qu’il allait trouver, et se répétait à lui-même toutes les paroles si pleines d’une franche amitié qu’il avait entendues, pendant leurs causeries intimes du Gleisker. Elle lui avait promis d’être toujours son amie, de l’encourager dans sa vie pénible. Elle lui avait dit qu’elle l’admirait !
Hélas ! ce qu’il aurait voulu d’elle, ce n’était ni son admiration, ni son amitié même. Ce qu’il aurait voulu !… Mais depuis longtemps il était habitué à contempler face à face la réalité sévère. Il était pauvre et condamné au travail. Hors de là, tout n’était que roman, chimère, illusion. Entre lui et cette jeune veuve millionnaire, il y avait un abîme sur lequel toute sa science était impuissante à jeter un pont : l’abîme de son orgueil de gentilhomme.
Non ! jamais cette femme ne serait à lui, jamais ! quand même il devrait mourir d’amour.
— Bah ! se dit-il, on ne meurt pas d’amour quand on travaille huit heures par jour. Au lieu de mourir, on oublie !
D’ailleurs, n’était-ce point déjà un grand bonheur de ne plus se sentir seul, perdu dans ce désert de Paris ? Il savait maintenant où trouver, quand il le voudrait, une amie prête à l’entendre. Que de choses il avait à dire, sans compter ce qu’il ne dirait jamais !
Pauvre Guy ! il ignorait la différence qui sépare l’existence reposée, tranquille, un peu vide d’une jeune mondaine transplantée aux champs, et la vie fièvreuse que Paris lui impose. Il n’avait jamais vu de près ces charmantes essoufflées qui veulent trouver du temps pour tout et n’en conservent pour rien, ni pour la famille, ni pour elles-mêmes, ni pour l’amitié, ni, souvent, pour l’amour. Car, dans le nombre des vertueuses, combien le sont tout simplement faute de loisir pour ne pas l’être !
Son cœur battait d’une émotion heureuse lorsqu’il arriva rue de Varenne. Jeanne était revenue la veille et, sans doute, l’attendait ; car, après avoir donné son nom, Vieuvicq fut conduit immédiatement dans le petit salon de la jeune femme.
En l’attendant, il s’assit sur un large pouf placé en face de la cheminée encore drapée de ses amples rideaux de peluche, car la saison était restée douce. Devant la fenêtre, une table grande comme le bureau d’un ministre était chargée de photographies, de bibelots, de papiers, de livres. Il restait juste de quoi y placer un pupitre où cinq ou six lettres fermées attendaient l’heure de la poste. Un des coins de la pièce était occupé par un divan circulaire ; l’autre disparaissait derrière un paravent japonais, que surmontait le feuillage varié d’une forêt tropicale en miniature. Non loin, sur un trapèze proportionné à sa taille, un ouistiti rongeait mélancoliquement une banane.
Aux murs, quelques aquarelles signées de noms en vogue, deux ou trois gravures anciennes de prix, des dessins de chevaux. Sur les rayons d’une bibliothèque tournante, des volumes à la sobre reliure d’amateur : Montaigne, l’abbé Prévost, Molière, saint François de Sales.
Çà et là, dans un désordre probablement voulu, des cartouches Lefaucheux, une cravache, un étui à cigarettes, un podomètre, quelques bijoux, de ceux qui servent habituellement ; des cartes de courses ou de concours, des bons de la Société de Saint-Vincent de Paul, des échantillons multicolores de velours et de soie.
En somme, un mélange de choses absolument hétéroclites, mais rien qui dénotât l’existence molle de la jolie femme qui s’ennuie et compte, pour se distraire, sur la Providence et sur les amoureux.
Absorbé jusqu’ici par des travaux qui prenaient toutes ses heures, Guy n’avait jamais mis le pied dans un intérieur de ce genre. Et, comme ce réduit était le nid habité par Jeanne, tout lui semblait encore plus charmant, poétique, supérieur à tout ce qu’il avait jamais rêvé. Ah ! comme on devait être bien dans ce large fauteuil, en face d’elle, pour les longues causeries intimes ! comme les heures devaient passer, calmes et délicieuses, dans cette pièce tranquille, réjouie, d’un luxe discret, où les bruits de la rue parvenaient à peine !
Soudain, une porte s’ouvrit dans la pièce voisine et une voix connue se fit entendre :
— Voyons, Juliette, vite d’autres gants, ceux-là se décousent. Vous n’y faites jamais attention. Avez-vous sonné pour la voiture ? N’oubliez pas les lettres pour la poste et, si l’on vient de chez Félix, dites qu’on m’attende. Il sera probablement tard, mais tant pis ! Maintenant, faites prévenir ma belle-mère que nous sortons et tenez ma toilette préparée pour sept heures. Je serai très pressée.
Tout cela fut débité avec une rapidité vertigineuse. Guy ne put s’empêcher de se dire que mademoiselle Juliette devait être une personne bien douée pour s’y reconnaître. Comme il faisait cette réflexion, la portière fut écartée vivement et Jeanne entra, au milieu du froufrou de sa toilette de satin noir, et du cliquetis des pendeloques de jais dont elle était couverte.
— Bonjour, Guy, dit-elle en s’avançant la main tendue. Voilà un homme exact ! J’arrive hier et je vous vois ce matin ; c’est bien, cela. N’est-ce pas que j’ai engraissé en Bretagne ? Je suis navrée, mais on mange tant chez ma tante ! Cher ami, je ne m’assieds pas ; car, vous voyez, je vais sortir. Allons ! ne prenez pas cet air désolé. Je vous emmène ou, plutôt, nous vous emmenons ; car ma belle-mère vient avec nous. Elle ne me quitte jamais ; nous nous adorons. C’est drôle, n’est-ce pas ? Mais c’est une excellente femme, et si commode pour moi ! Ah ! la voici. Soyons sérieux pour la présentation.