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La meilleure part

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XII

Vieuvicq mit du temps à regagner son logis de la rue Monge. Il sentait en lui un trouble et le chagrin d’une déception qu’il ne voulait pas s’avouer à lui-même. Son esprit, d’ordinaire discipliné et docile, ne connaissait plus, à cette heure, la voix de sa volonté qui lui commandait le calme. La monture cabrée n’obéissait plus à l’appel du maître.

Il rapportait mille impressions diverses de ces trois heures passées avec Jeanne. Il revoyait le petit salon de la rue de Varenne, — à peine entrevu, hélas ! — son équipage luxueux, ces regards de la foule qui lui disaient qu’elle était belle, ces magasins éblouissants, où, sans compter, elle vidait sa bourse. Comme tout cela les séparait ! Surtout, il revoyait le visage régulier, froidement correct de lord Mawbray ; le signe qu’elle lui avait fait ; son étonnement naïf lorsqu’elle avait découvert que lui, Vieuvicq, ne connaissait pas le fameux lord, ignorait qu’il y eût au monde une pouliche du nom de Nice-Girl et que cet animal incomparable eût jamais posé le sabot sur le gazon de Chantilly.

Non ! il n’y avait rien de commun entre lui et Jeanne ; rien qu’un souvenir ravivé un instant, au fond d’un désert où elle était dépaysée, de même que lui, tout à l’heure, était dépaysé près d’elle.

Comme cette tournée de boutiques ressemblait peu à leur excursion à travers les landes de Plounévez ! Ce jour-là, il avait cru retrouver une amie, et tout à l’heure… Ah ! comme il aurait voulu arracher et jeter loin d’elle ce médaillon qui contenait des crins de bête ! Comme Paris la changeait !

Chez lui, la fatigue arrivait, mais non le calme. Il se décida à rentrer. La vieille Françoise, une ancienne servante de Vieuvicq, ouvrit la porte de son logis et lui servit son repas solitaire. Il n’y toucha guère, lui toujours affamé à la fin de ses journées laborieuses. Loin de cette pièce étroite et sombre, son imagination cherchait la table où Jeanne, maintenant, était assise, radieuse de beauté sous l’éclat des bougies, gaie, rieuse, entourée d’hommages.

Qui sait si lord Mawbray n’était pas près d’elle !

— Vous semblez fatigué, monsieur Guy ? disait la vieille Franc-Comtoise qui parlait à son maître comme au temps où il avait dix ans. Vous n’avez pas bonne mine. Je suis sûre que vous vous êtes tué de travail aujourd’hui.

— C’est vrai, ma bonne Françoise. Je me sens fatigué, ce soir.

— Maudit pays ! ce n’est pas une vie de chrétiens qu’on y mène ; c’est un métier de bêtes de somme. Las moi ! pourquoi se donner tant de mal pour être riche quand vous avez un château qui vous attend, où je vous ferais mieux vivre avec vingt-cinq sous par jour, qu’à Paris avec vingt-cinq francs !

— Sois tranquille ; nous y retournerons. Il fait meilleur à Vieuvicq qu’ici, tu n’as pas tort. En ce moment, je voudrais déjà y être.

— Ce sera un beau jour pour le village et la contrée. Du temps de M. le comte et de madame la comtesse, — que Dieu ait leurs âmes ! — le pays ne ressemblait guère à ce qu’il est aujourd’hui. Les pauvres savaient le chemin de la cuisine et, le dimanche, c’était beau de voir les grilles ouvertes et les gars jouant aux quilles sous les marronniers, comme s’ils eussent été chez eux. Aujourd’hui, les grilles sont fermées, les pauvres en valent pis et les cabaretiers en sont plus riches.

— Mais, ma pauvre Françoise, si nous retournions maintenant à Vieuvicq, ce ne serait plus comme autrefois. Que dirais-tu de voir la cuisine sans pauvres, l’écurie sans chevaux, le jardin sans fleurs, le vestibule sans domestiques !

— Las moi ! monsieur Guy ! S’il y avait eu un peu moins de tout cela dans le temps jadis, il y en aurait un peu plus aujourd’hui ; on sait ce qu’on sait. Pour sûr, le grand monde doit avoir sa fierté, puisque nous l’avons, nous autres. Mais, précisément ! là-bas, avec une méchante veste sur le dos, vous seriez toujours monsieur le comte et chacun vous ôterait son chapeau. Ici cela ne vous sert à rien, d’être habillé comme les beaux messieurs. On ne vous regarde quasiment point, et le charbonnier d’en bas, chez qui je me sers, pourtant, ne vous salue pas, le malhonnête ! quand vous passez devant sa boutique.

Guy rentra dans son cabinet de travail, où les longues tables, perchées sur leurs tréteaux à crémaillère, étaient couvertes de dessins inachevés. Très accablé, il se laissa tomber dans un fauteuil et regarda une aquarelle pendue au mur. Elle représentait la porte d’un manoir surmontée d’un vieil écusson.

— Je vous entends, mon père, dit-il. Je vous ai promis d’être fidèle et d’être fort. Dormez en paix. Je me souviens de la chère devise.

Hélas ! en dépit de sa volonté, son cœur errait bien loin des murs rongés par le temps qu’il avait sous les yeux. Mais, du moins, son esprit et son corps restaient enchaînés au devoir austère.

Il avait fait un rêve, celui d’appeler Jeanne son amie, en l’appelant d’un autre nom tout bas, si bas, que lui-même pût à peine l’entendre. Non ! cette amitié menteuse, était impossible, funeste à son repos. Si l’amour partagé comble les abîmes, l’amitié, comme certaines fleurs délicates, languit et meurt au bord du précipice.

Il ne retournerait pas rue de Varenne. Il se laisserait oublier, ce qui ne serait ni long ni difficile. Oublierait-il, lui ? Du moins, il allait essayer. Allons, Vieuvicq, à la besogne ! Regagne ton après-midi perdue !

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, son tire-lignes mordit fiévreusement les larges feuilles de Bristol. Le lendemain matin, il fut étonné de se sentir si calme. Il se crut sauvé.

Il était perdu ! le courrier de neuf heures lui apporta une enveloppe. Il devina l’écriture qu’il n’avait jamais vue. L’enveloppe contenait un menu. Au dos, à côté du nom de Jeanne, ces mots étaient tracés au crayon :

« En mangeant toutes ces bonnes choses, votre amie pense au dîner que vous faites tout seul. Ne soyez pas triste, et n’oubliez pas votre promesse pour jeudi soir. »

Ainsi, elle avait deviné le découragement qu’elle laissait après elle. Étrange créature, composée de deux femmes ! Mais laquelle était la vraie ? Celle du Gleisker, ou celle de Paris ? L’amie dévouée, bonne, fidèle au souvenir ; ou bien la mondaine prise par le tourbillon de la grande vie ?

Même en ce moment, le carré de vélin que Vieuvicq tournait et retournait machinalement était bien le symbole de cette personnalité double. D’un côté l’or, les fleurs, la recherche du luxe ; de l’autre, une pensée affectueuse, exprimée d’une façon délicate et touchante.

Guy songea longtemps. L’expérience de la veille lui avait donné une sorte de défiance.

— Enfin, se dit-il, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle m’attend… et que j’irai.

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