La meilleure part
XVII
Quand il s’agit des femmes, les moindres circonstances jouent un grand rôle dans les événements. Pendant la scène qui précède, Jeanne avait éprouvé une émotion que jamais, jusqu’alors, aucun homme ne lui avait fait ressentir. Qui sait jusqu’où, en présence d’un amour aussi rare, son cœur aurait pu l’entraîner si Vieuvicq l’avait trouvée dans un autre moment et sous un autre costume. Mais le moyen d’être sentimentale avec un chapeau d’homme sur la tête et des knickerbockers aux jambes !
D’ailleurs, l’arrivée du vicomte de la Tourtelière avait interrompu forcément un entretien qui avait pris une tournure inattendue. Puis la fièvre de la chasse, les coups de fusil, les émotions ressenties à la vue du faisan qui tombe en rebondissant sur le sol, avaient fait oublier à Jeanne l’attendrissement qui s’était emparé d’elle.
Et cependant, quand elle se retrouva seule, les souvenirs du matin lui revinrent, et ce ne fut pas à lord Mawbray qu’elle songea le plus en s’endormant, ce soir-là. Au fond, elle se trouvait heureuse. Il ne tenait qu’à elle de se marier selon son ambition ; elle était aimée selon son cœur ; elle croyait encore n’aimer personne.
Le lendemain et les jours suivants, l’agitation de sa vie reprit possession d’elle. Deux fois Guy était venu sans la rencontrer. Un jour, elle lui écrivit :
« Venez déjeuner demain ; c’est le seul moyen de nous voir. Arrivez une demi-heure d’avance. Je veux causer avec vous. »
A onze heures et demie, il la trouva exécutant une valse sous la surveillance et avec le concours d’un professeur qui, tout en faisant la basse, lui racontait des histoires apparemment fort amusantes.
— Asseyez-vous et écoutez-moi, lui cria-t-elle sans s’interrompre. N’est-ce pas que je joue bien ?
— Oh ! fit-il, vous avez encore à gagner pour être une virtuose. Mais vous avez accompli des progrès sensibles depuis la dernière fois que je vous ai entendue.
— J’avais sept ans alors, si je ne me trompe.
— Oui, et nous exécutions à quatre mains le Carnaval de Venise. J’en ai mal aux oreilles rien que d’y penser. Il y avait un certain si bécarre qui nous a donné bien du mal et m’a dégoûté pour jamais de Venise et du carnaval.
— Eh ! monsieur, fit le pianiste, que diriez-vous donc à ma place ? quand j’étais plus jeune, j’ai gagné ma vie, pendant deux ans, comme accompagnateur d’un grand violoniste qui ne jouait pas autre chose dans ses tournées, et qu’on bissait régulièrement.
La leçon s’acheva de la sorte ; midi sonna ; le professeur fut retenu à déjeuner avec Vieuvicq et madame de Rambure.
La première côtelette à peine finie, on vint avertir Jeanne que sa couturière était dans l’antichambre.
— Pardon, dit-elle en se levant, mais Caroline est une grande dame qui n’attend pas. Si je la laisse partir, il me faudra aller chez elle.
On approchait du dessert quand la jeune femme reprit sa place. Vers le café, on lui remit une carte.
— Ah ! quel bonheur ! c’est d’Avricourt, s’écria-t-elle. Nous sommes en marché pour une jument. Je vais le rejoindre au salon. Finissez sans moi. Je ne prends jamais de café.
Au sortir de table, le musicien fut appelé par l’heure vers d’autres élèves. Madame de Rambure se retira chez elle. D’Avricourt, qui semblait établi pour longtemps, racontait à mots couverts des histoires qui produisaient sur Guy l’impression énervante d’une langue inconnue.
Comme deux heures sonnaient, Jeanne se leva avec les marques d’un étonnement profond.
— Déjà si tard ! je devrais être habillée. On vient me prendre pour aller à l’Hôtel des ventes.
D’Avricourt, habitué à ces congés subits, s’arrêta court au milieu de ses commérages, et s’esquiva après un mouvement de tête semblable au salut involontaire des jeunes soldats quand sifflent les premières balles.
— Je suis sûre que vous êtes mécontent ? demanda Jeanne en tendant la main à Vieuvicq.
— Moi ? Allons donc ! Est-ce que j’en ai l’air ?
— Oh ! tout à fait. Cher Guy, pourquoi les journées sont-elles si courtes ? Et pourtant je me lève à sept heures. Comment faut-il faire, dites ?
— Dame ! essayez de vous lever à cinq.
— J’y ai bien pensé. Mais je ne pourrais pas garder de femme de chambre.
— Et vous pouvez garder des amis ?
— Pour qui dites-vous cela ? pour vous ?
— Oh ! Jeanne, vous savez bien que non.
— Alors vous ne m’en voulez pas ?
— Non. Je ne vous en voudrai jamais.
— Eh bien, promettez-moi une chose. Je viens d’acheter une ravissante jument. Je veux vous la montrer.
— Avec plaisir ; cependant je dois vous avouer que je me connais mieux en locomotives qu’en juments.
— C’est possible ; mais vous vous connaissez peut-être en amazones, et il y en aura, sur Froufrou, une que vous serez bien aise de voir.
— Êtes-vous bien certaine que ce n’est pas l’amazone qui s’appelle Froufrou ?
— Méchant homme ! c’est le nom d’une poitrinaire folle.
— Alors il ne vous convient pas. Vous n’êtes pas poitrinaire, Dieu merci !
— De mieux en mieux ; mais je n’ai pas le temps de me fâcher. Au revoir, Guy ! Demain matin, à neuf heures, porte du Bois. Je vous promets une longue station.
— Pourvu que la couturière ne vienne pas nous déranger !
Il serra la main de Jeanne et se retira. Comme il traversait l’antichambre, un ouragan de satin, de velours et de plumes s’y engouffrait par la porte opposée. Une voix se fit entendre :
— Ma chérie, nous serons en retard !
Au bas de l’escalier, Guy salua un petit homme qui montait tranquillement.
C’était le marquis de Monguilhem.
Le lendemain, à neuf heures, Vieuvicq était à la grille du Bois, tâchant de deviner, parmi les nombreuses amazones qui descendaient l’avenue, celle qu’il était venu chercher.
Bientôt, il la reconnut de loin aux favoris blancs de son écuyer d’honneur. Elle arrêta Froufrou et tendit la main au jeune homme. Autour du mince poignet, un bracelet singulier, fait de cuir avec une boucle et un ardillon d’or, attira les yeux de Guy.
— Tiens ! vous portez un collier de chien ? fit-il en riant.
— Mais oui. C’est ainsi que cela se nomme.
— Ah ! me voilà tranquille. On saura où vous ramener si vous vous perdez dans Paris. Vous êtes si souvent dehors.
— On ne saura rien du tout. Le collier, Dieu merci ! ne porte pas de nom. Mais regardez-moi. Vous êtes ici pour cela.
Il la regarda. De son col et de son plastron blanc jusqu’au cuir de la selle, Jeanne était moulée dans le tricot lâche du corsage et de la jupe de son costume. On eût dit un maillot de théâtre, sauf que le tissu était de grosse laine et qu’il n’était pas rose, mais bleu foncé. A part cette différence, l’indiscrétion était la même. Une femme devait être parfaite pour affronter ces révélations. Ce jour-là, Guy connut ce que les habitués du Bois savaient depuis longtemps : à savoir, que Jeanne était parfaite. Le buste large, à l’épanouissement hardi mais harmonieux, les épaules gracieusement tombantes, les bras au dessin superbe, la taille fine et ronde, l’évasement audacieux des hanches, il vit tout cela. Il eût mieux aimé le voir moins.
— N’est-ce pas, fit-elle, que mon amazone va bien ?
— Oh ! quant à aller bien…! On dirait qu’elle a poussé sur vous, comme la mousse croît sur les arbres. Elle peut servir d’emblème à la fidélité, sinon à la discrétion.
— Mon cher, l’impératrice Élisabeth porte les pareilles.
— Ma foi ! on ne dira pas que ses sujets l’aiment sans la connaître.
— Guy, comme vous êtes sévère pour moi !
— Mais… il me semble que c’est convenu.
— Vous ne me faites jamais de compliments.
— Ces choses-là ne rentrent pas dans mon service.
— Enfin… vous me trouvez un peu jolie ?
— Oh ! un peu ! voilà un adverbe que je n’ai jamais pu sentir.
— Alors, je le supprime. Adieu, Guy.
— Adieu, Froufrou.
Elle partit au galop de chasse et fut bientôt loin ; mais pas assez pour qu’il ne pût voir un cavalier qui semblait l’attendre prendre son canter à côté d’elle.
Ce cavalier était lord Mawbray.
— Quand je veux oublier la réalité, se disait Vieuvicq en descendant du chemin de fer de Ceinture, l’inexorable logique des faits y met bon ordre. Mais je ne puis ni me plaindre ni blâmer personne. J’ai su à quoi je m’engageais en restant.
Il avait, pour se soutenir et se distraire, le remède béni du travail. Cependant, malgré tout, sa santé s’altérait ; car, indépendamment de ses luttes intérieures, la vie double qu’il menait l’épuisait physiquement.
Jeanne le traitait non seulement comme un conseiller sûr, mais comme un ami préféré qu’elle désirait avoir près d’elle. Il était devenu presque mondain. Très accueilli, pour lui-même autant que pour son nom, il aurait pu, s’il n’avait eu mieux à faire, devenir, au Faubourg, l’homme à la mode de la saison. Mais, quand il avait passé la nuit au bal, il lui fallait être au travail le lendemain, à l’heure accoutumée.
Et que de fois il rentrait chez lui sans avoir été dédommagé de cette fatigue, n’ayant eu de Jeanne qu’un serrement de main et cette question qu’elle ne manquait jamais de lui faire :
— Comment me trouvez-vous, ce soir ?
Il ne dansait pas, par goût ; ne jouait pas, pour cause. Son seul plaisir était ses conversations avec les hommes sérieux qu’il rencontrait, et qu’il laissait toujours enchantés de lui. Il ne recherchait pas les femmes, sans les fuir. D’ailleurs, presque toujours, — il ne le remarquait pas lui-même, — ses entretiens avec elles étaient interrompus par Jeanne, quand l’interlocuteur féminin méritait quelque attention.
Elle avait, pour lui, des alternatives d’une indifférence inouïe et d’une tendresse de sœur qu’il redoutait plus encore, parce qu’elle détrempait son courage.
Un soir, à un bal d’ambassade, elle entendit un célèbre médecin dire à madame de Rambure, qui, comme toujours, accompagnait sa belle-fille :
— Vous devriez bien persuader ce jeune homme, si vous vous intéressez de lui, à ne pas courir les salons avec cette mauvaise toux ? Il se tue, ce pauvre garçon !
Jeanne quitta le bras de lord Mawbray, qui la promenait, s’approcha de Guy, le força de partir à l’instant et de prendre son coupé pour retourner rue Monge.
Quand il fut installé dans la voiture, douillettement blotti dans les fourrures pleines du parfum qu’il connaissait, il sentit son cœur se fondre à cette tiédeur amollissante. Et, rentré dans sa petite chambre, prévoyant la désespérante épreuve de l’insomnie qui allait le tenailler sur son lit :
— Hélas ! gémit-il. J’étais mieux dans ce bruit où je la voyais sans penser, que dans ce silence où je pense sans la voir.