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La meilleure part

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III

L’hiver suivant, le château de Vieuvicq fut en deuil. La comtesse mourut, dans la force de la jeunesse, et dans l’éclat d’une beauté citée au loin.

Ce premier coup d’une destinée qui lui en réservait bien d’autres laissa dans l’âme de Guy une nuance de gravité et de tristesse dont il devait, toute sa vie, garder la trace ; car il adorait sa mère.

Quant à l’époux infortuné de la charmante et noble femme qui venait de quitter ce monde, le spectacle de son désespoir augmenta encore la douleur de ses amis, et la consternation des habitants du pays dont la défunte avait été la bienfaitrice.

Après avoir vu la lourde pierre du caveau de famille retomber sur les restes de celle qu’il avait tendrement et fidèlement aimée, le pauvre veuf rentra dans son cabinet, tenant son fils par la main, et soutenu par le marquis de Cormeuilles accouru auprès de son meilleur ami. Il renvoya l’enfant, après l’avoir serré dans ses bras à l’étouffer. Puis, se voyant seul avec le vieux camarade de sa jeunesse, il se laissa tomber sur un fauteuil, devant son bureau, où souriait, dans son cadre de velours, une jeune femme d’une beauté radieuse.

— Oh ! Louise ! ma bien aimée ! mon trésor perdu ! s’écria-t-il en embrassant l’image cruellement ressemblante.

Alors, pour la première fois depuis bien des jours, les fibres de sa volonté, les muscles de sa poitrine se détendirent, et il éclata en sanglots.

Cette explosion de douleur le sauva peut-être, et son ami se garda bien de la troubler. Mais, quand la violence de la crise fut un peu calmée, le marquis se rapprocha de lui, et, lui prenant les mains :

— Mon pauvre vieux ! dit-il ; tu ne te doutes pas du mal que tu me fais ; et, ce qu’il y a d’horrible, c’est que je ne trouve pas un mot à te dire. Ou plutôt, si, j’en trouve un : ton fils !

— Ah ! le malheureux enfant ! Tu tombes bien ! tu vas voir s’il doit être un sujet de consolation pour son père. A toi, mon brave, je puis tout confier, et, d’ailleurs, ce que je cachais à cause d’elle, tous vont le savoir, maintenant.

— Que veux-tu dire ?

— Une chose bien simple, mon pauvre ami : Guy est un enfant sans fortune. Si je te racontais l’histoire de ces dernières années, tu verrais que le malheur m’a poursuivi en tout. Placements désastreux, fermiers en déroute, débiteurs véreux, rien n’a manqué au programme ; si bien que tu vois un homme au bout de son rouleau.

— Mais, mon cher, je tombe des nues ! Comment, toi qui es si raisonnable, n’as-tu pas enrayé ? Tu pouvais vivre fort bien en dépensant moitié moins, que diable !

— Ah ! ce n’eût pas été long s’il ne se fût agi que de moi seul. Mais elle ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Moi je n’ai pas eu le courage de rien lui dire. C’était si bon de la voir heureuse, belle, élégante, et, surtout, sans soucis ! A présent, qu’est-ce que cela me fait d’être pauvre ! Au moins jusqu’à la fin, pas un ruban, pas une fleur ne lui a manqué, même sur son cercueil.

Et les larmes du malheureux coulèrent de nouveau.

— Mais, mon fils ! continua-t-il en les essuyant bientôt. Comment va-t-il s’en tirer ? comment traversera-t-il l’existence où il entre, n’ayant qu’un nom et les quatre murs d’un château pour toute fortune ?

— Les choses en sont là ?

— Mon Dieu, oui. J’espère sauver du naufrage de quoi donner à Guy une carrière. Il ne faut pas que le pauvre garçon m’en demande davantage.

— Mon cher, je ne te dirai qu’un mot. A l’occasion, n’oublie pas que je suis là.

— Sois tranquille, brave cœur que tu es ! D’ici à peu, je saurai à quoi m’en tenir. Je t’assure que je vais mener les choses rondement.

Sans perdre un jour, en effet, et, comme pour se distraire d’un chagrin par un autre, le comte se mit à la dure besogne qu’il avait devant lui. Aussi, dès les derniers mois de 1861, tout était terminé. De ce qui avait été une belle fortune, il restait le château fermé, confié à la garde du vieil Antoine et de sa femme, plus un maigre capital, suffisant néanmoins pour achever l’éducation du jeune homme.

Celui-ci atteignait alors sa quatorzième année.

C’était à Paris que le père et le fils devaient se rendre. La veille du départ, comme on chargeait sur un fourgon les caisses, peu nombreuses qu’ils emportaient avec eux, le comte dit au jeune homme :

— Il faut être en route avant le jour. Viens avec moi. Nous avons des visites d’adieu à faire.

— D’adieu, mon père ?

— Oui ; je sens que je ne rentrerai plus ici vivant. Que veux-tu, mon cher ! j’ai trop souffert depuis un an. Mais viens ! je n’aime pas les phrases, tu sais. Seulement, l’avenir qui s’ouvre devant toi est celui d’un homme obligé de gagner sa vie, et, sur cette route-là, on est parfois forcé d’aller loin. Si loin que tu ailles, n’oublie jamais ce que nous allons voir une dernière fois ensemble.

Guy suivit son père en silence. Arrivés devant la principale porte qui s’ouvrait dans la grande cour :

— Lis cette devise, dit le comte en étendant la main vers l’écusson sculpté dans le granit.

— Les fidelles ! prononça gravement le jeune homme.

— Sais-tu pourquoi ces deux mots sont là. Non ? Tu n’as jamais songé à le demander. L’histoire n’est pas longue. A la Mansourah, le roi saint Louis était serré de près par les Musulmans, lorsqu’un de nos ancêtres, accompagné de ses deux fils, survint fort à propos pour lui prêter main-forte. « Ah ! dit le roi, voici mes fidèles Vieuvicq. » C’est tout ce que nous y avons gagné ; mais cela, du moins, nous reste. Mon fils, sois un fidèle, partout et envers tous.

Ils passèrent ensuite à la façade opposée du château et arrivèrent sur la terrasse, dominant la rivière, que le brouillard d’automne cachait, laissant seulement monter le bruit de l’eau brisée entre les rochers.

— Tu sais l’histoire des deux enfants et du tonneau ?

— Oui, répondit Guy, le visage brillant d’enthousiasme. C’était sous les guerres religieuses. Un Vieuvicq ne voulut pas se rendre aux hérétiques qui l’assiégeaient et, durant la la nuit, il fit rouler ici, du haut des remparts, un tonneau plein de paille contenant ses deux jumeaux. Le lendemain, le château fut pris, notre aïeul pendu aux créneaux. Mais les deux enfants furent sauvés.

— Et tu descends de l’un d’eux. Tu vois donc qu’un Vieuvicq doit être courageux jusqu’à la mort, compter sur Dieu et être fidèle. Voilà ce que j’avais à te rappeler. Maintenant, allons dire adieu à ta mère.

Ils entrèrent dans la petite chapelle déjà sombre où une lampe brûlait. Ils s’agenouillèrent et prièrent longtemps, immobiles. Les statues funèbres les contemplaient froidement dans l’ombre des niches, comme si, depuis des siècles, le spectacle de la douleur des vivants les eût rendues insensibles.

Enfin le comte se courba et posa ses lèvres sur la dalle du caveau. Quand il se fut relevé :

— Guy, dit-il à demi-voix. Je ne te demande qu’une chose. Ramène-moi là un jour. Quoi qu’il arrive, quoi que l’avenir nous ménage… Nous serons peut-être bien pauvres, mon ami.

— Oh ! papa, s’écria Guy en sanglotant, je tâche d’être courageux ; mais, quand vous me parlez de ces choses, c’est plus fort que moi…

Ils sortirent, et, derrière eux, la porte se referma avec un bruit de catacombe.

Le lendemain, avant l’aube, ils avaient quitté le pays, et, l’année suivante, le jeune homme remportait tous les prix de la classe de seconde d’un grand lycée de la capitale. Le père, confiné dans un modeste appartement d’où il pouvait voir les arbres de la cour de récréation du jeune humaniste, végétait, frappé au cœur, ne voyant personne, consacrant à l’éducation de Guy les trois quarts des faibles ressources qu’il avait pu sauver du naufrage.

Quelques années se passèrent dans cette séquestration volontaire. Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes d’ancienne race que la fortune a trahis, le comte de Vieuvicq rougissait, comme d’une honte, de sa pauvreté présente, et semblait fuir ceux qui l’avaient connu jadis. Sous le poids de l’adversité, son corps s’était voûté avant l’âge, sa chevelure avait blanchi, et sa santé chancelante ne lui promettait pas une longue vieillesse.

En effet son fils n’avait pas encore atteint sa vingtième année et se préparait à sortir, l’un des premiers, de l’École polytechnique, lorsque le comte s’éteignit dans ses bras.

— Je te bénis et je te remercie, mon cher enfant, dit-il avant d’expirer. Je suis tranquille sur toi ; car Dieu protège la race des fidèles. Quant à moi, je suis heureux. Je vais rejoindre ta mère.

Alors, fixant sur le jeune homme, à genoux près de lui, un regard plein d’une tendresse infinie, le mourant ajouta avec un sourire qu’on ne lui connaissait plus depuis longtemps :

— Comme tu lui ressembles !

Il emporta ce sourire avec lui dans le cercueil.

Par une belle soirée de printemps, les grilles rouillées de Vieuvicq se rouvrirent devant le descendant de la noble lignée escortant, à la tête d’une longue file de villageois, le modeste char funèbre.

Depuis sept ans, Guy n’était pas rentré dans le vieux château, en deuil de ses maîtres. A cette heure douloureuse, il ne se sentit pas le courage de franchir le seuil derrière lequel l’attendaient tant de souvenirs.

Ce fut sous la voûte de cette même tour isolée, où il avait passé ses premières heures d’étude, que l’orphelin déposa les restes chéris qu’il accompagnait. Dans la vaste pièce, toute tendue de noir, il commença, au milieu de quelques vieux serviteurs de sa famille, la lugubre veillée qui précède l’éternel adieu.

Assis près du cercueil, il laissait ses regards errer sur ces murs qui lui redisaient la trop courte histoire du bonheur de son enfance. Dans un coin, la longue table était encore chargée de ses premiers livres. Le tableau noir, à demi dissimulé derrière les draperies sombres, portait encore les derniers chiffres que sa main y avait tracés. Il revoyait le grand fauteuil délabré où s’asseyait son précepteur, le tabouret en tapisserie, ouvrage de sa mère, qui lui servait à lui-même.

Où étaient, maintenant, tous les êtres qui avaient franchi si souvent cette porte ? Sa mère dormait là, tout près, dans le caveau qui allait se rouvrir demain. Son père ! il était couché froid et insensible, sous ce drap de velours. Et la petite Jeanne de Cormeuilles…?

Il l’entendait encore dire, de l’autre côté de la porte, ce fameux « jour de la prison » :

— Guy ! ouvre-moi.

Ah ! s’il lui ouvrait, maintenant, si elle franchissait ce seuil funèbre, si elle voyait cette tristesse, cet isolement, cet abandon, cette ruine de tout bonheur, elle ne pourrait s’empêcher de pleurer avec lui !

Le lendemain, quand son père reposa pour l’éternité sous la voûte armoriée de la chapelle, Guy essuya résolument ses yeux rougis et jeta un dernier regard sur la façade endormie du vieux manoir. Entre les dalles de la cour d’honneur, l’herbe croissait plus vite que la main tremblante du pauvre Antoine ne pouvait l’arracher et, déjà, sur le fronton de la porte d’entrée, la mousse, en plus d’un endroit, marquait les joints d’un large trait sombre. Mais le noble écusson brillait sans tache, par les soins pieux du dévoué serviteur, et Guy, d’un œil attendri, lut encore une fois la glorieuse devise.

Sans perdre une minute, il reprit le chemin de Paris et de son travail, croyant que des années, peut-être, s’écouleraient encore avant qu’il revît ces lieux.

Il devait les revoir plus tôt et, surtout, autrement qu’il ne pensait.

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