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La meilleure part

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XVI

Le lendemain matin, à huit heures précises, Vieuvicq pénétrait dans le petit salon où Jeanne l’attendait, en prenant son thé accompagné d’œufs frais et de sandwiches.

Il ne la reconnut point, d’abord, sous son accoutrement étrange. Elle portait, sur une jupe très courte, une sorte de veste ornée d’une infinité de poches et terminée par une cartouchière prise dans l’étoffe. L’extrémité d’un pantalon, très bouffant, s’engageait dans des bottes en cuir souple. Leur aspect indiquait, comme tout le reste du costume, qu’il ne s’agissait point d’un déguisement de fantaisie, mais de l’équipement d’une chasseresse pour de bon, déjà loin de ses débuts.

Sur la tête de la jeune femme, un chapeau de feutre mou, très seyant, mais très simple, était posé coquettement. Un fusil court, de gros calibre, une gibecière de maroquin, une boîte à cartouches, un fouet de chasse étaient épars sur les meubles.

— Je comprends maintenant pourquoi vous donnez vos rendez-vous de si bonne heure, dit Guy. J’ai relu trois fois votre billet, ne pouvant en croire mes yeux.

— Asseyez-vous et causons vite, répondit-elle d’un ton nerveux. Mon oncle va venir me prendre ; nous n’avons que peu de minutes. Sachez d’abord que je ne vous ai pas fait venir pour vous dire des choses aimables.

Vieuvicq, très surpris, l’observait. Malgré cette mise en scène singulière, il trouvait à Jeanne — il n’eût pu dire pourquoi — une expression qui lui rappelait les heures, si lointaines déjà ! du Gleisker. Il n’était pas seul à avoir ce souvenir.

— Vous n’avez pas oublié, dit-elle, où et comment nous nous sommes retrouvés cet automne. Depuis, je vous considère et je vous ai nommé à tout le monde comme un ami en dehors des amis ordinaires. Je vous préviens que je suis jalouse en amitié, comme certaines femmes le sont sur d’autres points.

— Mais je ne vous ai pas donné lieu d’être jalouse, que je sache, répondit Guy avec un sourire triste. Je n’ai pas un ami en dehors de vous.

— Alors, comment se fait-il que d’autres connaissent avant moi vos projets de départ ? La chose valait la peine de m’être dite.

— J’en ai parlé à une seule personne au monde, au chef de qui je dépends. J’attendais que tout fût arrangé pour vous avertir. Je n’aime point à me rendre intéressant.

— Peut-on savoir pourquoi vous allez au Sénégal ?

— Pour gagner de l’argent, tout simplement, répondit-il en tournant dans ses doigts la pince à sucre.

— Vous devenez donc comme tous les autres ? fit-elle en l’observant. Vous ne pensez plus qu’à faire fortune, comme si vous étiez le fils d’un maître d’école ?

— Le dernier des paysans tient à mourir dans sa maison. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que je désire rentrer un jour dans la mienne ?

— Eh bien, elle est là, votre maison. Vous pouvez y rentrer demain.

— Je crois entendre ma vieille Françoise ! Ne trouvez-vous pas, Jeanne, que certaines portes ne doivent se rouvrir qu’au grand large ? Aimeriez-vous me voir répondre au mendiant tendant la main sur mon seuil : « Allez plus loin. Moi aussi je suis pauvre ! »

— Alors, vous rougissez de la pauvreté ?

— Moi ? répondit-il en relevant la tête. Ah ! non ! Vous le savez bien ! Mais ici je suis un lutteur. Là-bas, je serais un vaincu. Ai-je tort ?

— Donc, c’est de l’argent que vous allez chercher en Afrique ? Votre départ n’a pas d’autre cause ?

— Non, fit-il en évitant les yeux de Jeanne fixés sur les siens, pas d’autre.

— Alors vous pouvez rester. Il y a pour vous quelque chose de mieux qu’une expédition si douteuse. Il y a un mariage riche.

Guy eut un léger frémissement et ne fit aucune réponse.

— Vous ne devinez pas ? continua Jeanne. Vous n’entrevoyez pas de qui je veux parler ?

— Vous me feriez plaisir, dit-il avec un peu d’effort, en ne me proposant pas d’énigmes de ce genre.

— Eh bien, si vous voulez épouser Louise de Champberteux, il ne tient qu’à vous.

— Ah ! fit-il en soupirant, vous vous êtes chargée de me l’offrir ?

— Quel mal voyez-vous à cela ? Cette jeune fille vous a remarqué, elle vous aime, elle vous croit trop fier pour la demander. Je trouve la situation très honorable pour vous.

— Vous avez bien de la bonté.

— Mademoiselle de Champberteux aura deux cent mille livres de rente.

— Oui, mais je ne l’aime pas.

— Oh ! mon cher, voyons ! Nous ne sommes plus assez jeunes ni l’un ni l’autre pour croire que c’est un obstacle insurmontable.

— Je vous demande pardon. Je ne prétends rien en ce qui vous concerne, mais, moi, je suis encore assez jeune pour cela.

— Vous l’aimerez peut-être. Essayez. Rien ne vous oblige à vous décider séance tenante. J’avoue qu’elle n’est pas belle ; mais…

— Je vous en prie, Jeanne, n’insistez pas. Je ne donnerai jamais à celle-là ni à une autre le droit de dire que je l’ai prise pour son argent.

La jeune femme garda un instant le silence, les yeux perdus dans le vide.

— Eh bien, soit ; n’en parlons plus. Mais ce projet de départ n’est pas sérieux, Guy ?

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Il y va de mon intérêt, de mon avenir, peut-être.

— Allons ! je vous félicite de pouvoir partir ainsi, le cœur léger, sans l’ombre d’un regret. Je me sens moins forte, et vous me manquerez terriblement, je l’avoue.

— Bah ! fit-il avec amertume, je vous répondrai par vos paroles de tout à l’heure : Nous ne sommes plus assez jeunes, ni vous ni moi, pour faire attention à ces choses-là.

— Guy, reprit Jeanne après un nouveau silence, et avec un changement subit dans la voix, au nom du bon vieux temps passé, je vous supplie de ne pas partir. Vous savoir en danger de mort, vous, mon meilleur, mon seul véritable ami, serait pour moi un chagrin profond, quoi que vous puissiez croire. Et, après tout, je suis le seul être qui vous rappelle tous ceux qui vous aimaient ; le seul, malgré vos airs de courage, que vous regretteriez sincèrement. Est-ce vrai, ce que je dis là ?

— Oui, c’est vrai, répondit-il sans la regarder. Mais, que voulez-vous ! nos destinées n’ont rien de commun. Je ne puis compter que sur moi-même, tandis que votre avenir est tout tracé. Vous n’avez pas besoin de moi.

— Vous vous trompez, dit-elle, j’ai besoin de vous, car personne au monde ne connaît mieux que moi votre valeur. Vous, au contraire, me jugez sévèrement et pensez que je n’ai pas le temps de réfléchir. C’est une erreur. Je réfléchis beaucoup, surtout en ce moment où il me faut décider des choses graves. Et je suis si seule, si seule ! Oh ! Guy ! oubliez que… que vous n’êtes pas mon frère. Venez souvent, blâmez-moi, conseillez-moi, protégez-moi. Mais ne partez pas. S’il vous plaît, Guy ! ne partez pas !

Le visage caché dans ses mains, elle fondait en larmes. Guy, aussi pâle que le jour de sa blessure, s’approcha d’elle et, posant fraternellement la main sur son épaule :

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Mais que je ne vous voie jamais verser une larme. Si vous saviez…

— Eh bien ! ma nièce, cria de l’antichambre le vicomte de la Tourtelière, dont on entendait le pas, êtes-vous prête ? L’heure est passée.

— Me voici, répondit Jeanne.

Mais, avant de quitter Guy, elle eut le temps de porter sa main aux lèvres du jeune homme, comme elle avait fait au Gleisker.

— Dieu vous bénisse pour ce que vous faites, ami cher ! dit-elle. Au revoir. Revenez bientôt et venez souvent. Ce qu’il y a de meilleur en moi, je vous le donne.

Cinq minutes après, le vicomte et Jeanne filaient vers Meudon au trot du break.

— Vertubleu ! ma nièce, disait le vieux gentilhomme, vous êtes jolie à croquer, ce matin. Je vendrais mon âme au diable pour avoir trente ans, comme tout le monde.

— Ah ! mon oncle, moi, je donnerais cher pour que certains eussent des cheveux blancs, comme vous.

Rentré chez lui, Guy écrivit à son chef :

« J’ai réfléchi et je reste. Puissé-je ne jamais m’en repentir ! »

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