La meilleure part
VII
Vers le milieu de 1879, le projet d’un embranchement de chemin de fer destiné à relier avec la grande ligne un petit port de Bretagne, divisait en deux camps opposés toute la population du pays. Le port en question est bâti à quelques lieues de la mer, sur une rivière profonde que les bricks de huit-cents tonneaux remontent facilement à marée haute. Or la nouvelle ligne devait nécessairement franchir le cours d’eau entre son embouchure et la ville de Plounévez. Mais comment effectuer le passage ? telle était la difficulté ?
Les ingénieurs de la compagnie proposaient un tablier, appuyé sur une pile et se profilant à une élévation suffisante pour ne point gêner la mâture des navires. Durant la nuit, la pile éclairée d’un feu rouge devenait un phare et, loin de gêner la marche des vaisseaux, leur servait à trouver l’entrée du port.
Les armateurs, les marins, les commerçants, en un mot toute la partie maritime de la population, réclamaient un tunnel sous le fleuve. D’après eux, la pile qu’on allait construire ne serait qu’un écueil de plus, et il y en avait déjà assez !
— Les ingénieurs sont bons, avec leur feu rouge ! On voit bien qu’ils n’ont jamais entré un brick, ou seulement un mauvais cotre à Plounévez, quand il vente de terre et que le jusant donne un courant de foudre. La marine crie déjà assez contre le port ! Si l’on s’amuse à mettre un danger de plus en rivière, on ne verra bientôt dans le bassin que le sabot à vapeur de Jersey, qui vient toutes les semaines charger des œufs et des pommes de terre.
— Tout cela est bel et bon, répondaient les terriens. Mais un tunnel coûterait des millions et nous n’aurons pas de chemin de fer.
— Petite perte ! ripostaient les autres. Nous n’avons pas besoin que les locomotives viennent nous faire concurrence. Avec la mer, nous pouvons nous passer des rails.
Les choses en étaient là. Les enquêtes et les contre-enquêtes s’étaient succédé à grand renfort de mocs de cidre et de coups de penbass. La question tournait à l’aigre ; la politique commençait à l’exploiter à propos d’une élection prochaine ; il était temps d’en finir. Un beau matin, les Plounéveziens furent informés qu’un ingénieur allait venir de Paris, spécialement chargé par le ministre d’étudier la difficulté pendante. L’ingénieur en chef des ponts et chaussées du département devait l’accompagner pour lui donner tous les renseignements nécessaires.
Par une belle soirée du milieu d’octobre, une de ces soirées que l’automne de Bretagne voile à demi d’un brouillard rose, alourdi des tiédeurs du Gulf-Stream, ces deux grands personnages cheminaient à travers la lande dans un véhicule découvert, frété à la plus prochaine station. Les deux petits chevaux cornouaillais à la robe bai passé, à la crinière lavée, longue d’un pied, à la barbe de sapeur, s’en allaient au petit trot le long du chemin de terre battue, profondément creusé d’ornières. Sur le siège, un cocher en blouse, coiffé du grand chapeau noir, chantonnait à demi-voix une de ces complaintes en mineur, qui, une fois commencées, ne finissent plus. Les roues tournaient sans bruit sur le sol élastique. On entendait seulement le fausset mélancolique du gars et le bruit des chaînes de l’attelage.
L’étroite avenue était bordée de fossés — fossé veut dire mur de terre, en Bretagne, — hauts de deux mètres, et couronnés de châtaigniers dont les branches se rejoignaient, en voûte impénétrable au jour. Le soleil n’était pas couché depuis une heure, et, dans l’allée couverte, on ne distinguait plus les objets, sauf aux rares éclaircies des palissades derrière lesquelles se devinaient des formes confuses d’animaux au pâturage.
Le chronomètre à répétition de M. de la Hunaudaye, l’ingénieur en chef, sonna six heures et les trois quarts de la septième.
— A quelle heure sommes-nous annoncés chez notre hôte ? demanda l’autre voyageur.
— Chez du Falgouët ? A six heures et demie. On est toujours trompé avec ces satanés chemins. Nous aurons un dîner froid et ce sera dommage, car ils ont une cuisinière…!
— N’aurait-il pas mieux valu coucher à Plounévez que de déranger…
— Ah bien, on voit que vous n’êtes jamais allé au Gleisker ! C’est la maison du bon Dieu. D’ailleurs, du Falgouët est conseiller général, et, ma foi ! noblesse oblige. En outre, voilà quelque quarante-cinq ans que nous nous sommes flanqué nos premières taloches au petit séminaire de Tréguier. Enfin, pour finir par où j’aurais dû commencer, je dérangerais le diable plutôt que d’affronter la cuisine du Cheval-Blanc de Plounévez et ses lits à trois étages.
En ce moment, on entendit aboyer des chiens. Cinq minutes après, la voiture s’arrêtait devant la porte du Gleisker.
C’était une vaste maison carrée, à un étage, aux murs de granit bleuâtre, au toit gris d’ardoise. Elle formait le quatrième côté d’une grande cour défendue sur le devant par une grille de bois, peinte en blanc, élevée sur un soubassement de maçonnerie. A droite s’étendaient les écuries et les étables. En face les granges, les hangars, les celliers. Dans un coin, le vieux puits monumental en granit, avec ses manivelles brillantes. Non loin, le pressoir à cidre avec son manège et sa grande meule, encore toute noire de pépins et de jus.
Un chemin formé de dalles grossières coupait la cour en croix. Par les jours de pluie, surtout vers les semailles, quand on porte l’engrais aux champs, il n’eût pas fait bon s’écarter du pavé. Le conseiller général « faisait valoir » ; on s’en apercevait bien.
M. du Falgouët reçut ses hôtes comme s’ils eussent été, l’un et l’autre, des amis de vieille date. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années, au teint chaud, au nez enluminé, dont l’extrémité, largement épanouie, se perdait dans une épaisse moustache grisonnante. Il était vêtu, de la tête aux pieds, d’une étoffe de laine grise, fabriquée dans le pays, et portait la chaussure solide du gentilhomme campagnard. Sa femme, comme lui petite, se rattrapait sur les autres dimensions. Avec son bonnet de dentelles blanches, sobrement orné de rubans, les rouleaux de cheveux gris qui encadraient ses joues rebondies, ses yeux restés très beaux et pleins de douceur, elle était de ces femmes dont l’évidente bonté attire à première vue.
Ce couple de braves gens vivait, depuis trente ans, dans cette demeure dont aucun enfant n’avait égayé la solitude.
— C’est bien triste pour eux, disait-on dans le pays. Mais c’est bien heureux pour nous autres.
Le fait est qu’il n’y avait guère de pauvres dans la paroisse, une paroisse bretonne de vingt-cinq kilomètres de tour. Même à Plounévez, le chef-lieu de canton, si une barque de pêche ne reparaissait plus, au matin d’une nuit mauvaise, ou si, au retour de Terre-Neuve, un homme d’équipage était porté manquant sur le rôle, les orphelins prenaient d’eux-mêmes le chemin du Gleisker et, quand ils en revenaient, leurs yeux étaient moins rouges.
Ce qui étonnait surtout les gens du pays, c’était la manière dont on nourrissait les domestiques. A l’encontre des ménagères avisées qui attendent, pour les servir aux gens, que les galettes de blé noir soient dures, le beurre aigre et le lard rance, madame du Falgouët bourrait son monde de crêpes chaudes, de beurre de la veille et de jambons à point. C’était une prodigalité folle ; mais, dame ! quand on ne laisse personne après soi, on peut se permettre bien des choses.
Et le cidre ! les cent barriques de la récolte y passaient. Personne n’entrait à la cuisine, ne fût-ce que pour faire signer un livret, sans en lamper une tasse ou deux.
Inutile de dire, après cela, que, si monsieur du Falgouët n’occupait pas un siège à la Chambre, c’est que sa femme ne voulait pas quitter le Gleisker, et que lui voulait encore moins quitter sa femme.
Les deux voyageurs mouraient de faim, mais le service d’un dîner, chez leurs hôtes, n’était pas l’affaire d’un moment. On ne passait point à table avant que, sur les lourds réchauds d’argent, tous les plats fussent dressés, fumants, et Dieu sait s’il y en avait ! Enfin, au bout d’une longue demi-heure, la porte s’ouvrit et un serviteur indigène portant la courte veste de drap noir, aux boutons imperceptibles, serrés les uns contre les autres, annonça que Madame était servie.
Déjà monsieur de la Hunaudaye s’élançait avec une exclamation joyeuse pour offrir son bras à la femme de son vieil ami ; mais ses épreuves n’étaient pas encore à leur terme.
— Voyez donc, dit la vénérable maîtresse de maison, si ma nièce n’est pas prête à descendre.
L’ingénieur en chef jeta sur son costume de voyage un regard tant soit peu inquiet.
— Ah ! votre belle parente est avec vous ?
— Depuis avant-hier, répondit madame du Falgouët. Voici l’époque où elle vient, chaque année, faire ses vingt-huit jours, comme dit mon mari.
Monsieur de la Hunaudaye se tourna vers son ami :
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? J’aurais mis ma redingote neuve. Les Parisiennes ne sont pas habituées à notre sans-gêne breton.
En ce moment, la nièce attendue fit son apparition.
— Eh bien, petite, dit son oncle, vous ne voulez donc pas dîner ? Heureusement que votre fidèle adorateur La Hunaudaye a perdu l’appétit depuis qu’il vous sait ici. Son veston et ses gros souliers le désolent.
— Oh ! monsieur, dit gaiement la jeune femme, quand donc commencerez-vous à me prendre au sérieux ?
— Présente ton compagnon, murmura tout bas le conseiller général. J’ai oublié comment il s’appelle.
Très cérémonieusement, à l’ancienne mode, l’ingénieur en chef prit son collègue par la main :
— Madame, fit-il en s’inclinant, j’ai l’honneur de vous présenter mon jeune et savant camarade, Guy de Vieuvicq.
A ce nom, celle qui venait d’entrer parut surprise. En une seconde, elle enveloppa Guy de ce regard féminin qui juge un homme de la tête aux pieds. On put croire un instant qu’elle allait parler ; mais elle resta silencieuse et, avec l’aisance d’une femme du grand monde, elle salua à son tour l’hôte de son oncle.