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La meilleure part

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II

De tous les amis qui venaient, chaque année, passer quelque temps à Vieuvicq, les Cormeuilles étaient les plus affectueusement reçus et les plus longtemps gardés. Il y avait eu, jadis, des alliances entre les deux familles, également anciennes, dont les chefs actuels étaient liés intimement, depuis leurs premières études faites à Fribourg, dans la même classe.

Les enfants, de leur côté, s’étaient pris l’un pour l’autre d’une tendresse d’autant plus grande qu’ils n’avaient ni frère ni sœur. Ils s’adoraient malgré la différence des âges.

Élevés sévèrement dans leur propre famille, ils étaient gâtés chacun par les parents de l’autre.

C’étaient, entre les deux ménages, des reproches continuels à ce sujet.

— Comment veux-tu que j’élève ma fille, disait le marquis de Cormeuilles à son ami ? Ta femme lui passe ses caprices à journée faite !

— Parbleu ! crois-tu que je sois enchanté de ta faiblesse pour Guy ! Ce gamin-là sait qu’il peut tout obtenir de toi, et il en abuse.

— Eh ! mon cher, voilà ce que c’est que de n’avoir pas de fils. On gâte ceux des autres, faute de pouvoir les voler.

Quelque temps après « le jour de la prison », Guy fut saisi d’un mal d’yeux qui rendait, pour lui, tout amusement impossible. Dès lors Jeanne laissa de côté tous ses jouets et ne quitta plus son ami. Leur divertissement favori était de jouer à l’aveugle.

— Ferme tout à fait les yeux, disait la petite ; je vais te conduire comme la femme du vieux Simon conduit son mari.

Alors, l’intéressant couple s’enfonçait dans le parc, la jeune Antigone cherchant les endroits les plus escarpés pour avoir l’occasion de mieux déployer son zèle. Parfois l’aveugle, perdant confiance, cherchait à y voir clair.

— Tu triches ! disait son guide.

Et le bandeau était resserré de plus belle.

Un jour, se promenant ainsi, ils virent venir à eux leurs deux mères, marchant au bras l’une de l’autre. La petite, poursuivant son rôle, entraîna Guy sur le passage des deux amies et, répétant ce qu’elle avait entendu dire souvent à la Simonne :

— La charité pour mon pauvre homme qui n’y voit pas, mes bonnes dames, s’il vous plaît !

La marquise rit beaucoup, à la vue des deux mendiants improvisés. Quant à madame de Vieuvicq, elle les considéra longtemps de son beau regard mélancolique. Puis, déposant sur chaque front un baiser également tendre :

— Voilà mon aumône, chéris, dit-elle ; et que Dieu écoute la prière que je lui fais en ce moment !

Un soir, — les Cormeuilles devaient quitter Vieuvicq le lendemain au lever du soleil, — Guy était étendu sur une chaise longue dans le coin le moins éclairé du grand salon. Assise sur un tabouret à côté de lui, Jeanne, tranquille, silencieuse, avec des allures de garde-malade, avait une de ses mains posée sur le front brûlant de son ami. Tandis que les parents causaient autour de la table, les deux enfants n’échangeaient pas une parole.

— Est-ce que tu as bien mal, vieux Guy ? demanda enfin la fillette. Pourquoi ne parles-tu pas ?

— Parce que voilà notre dernière soirée. Demain, à la même heure, tu ne seras plus là !

— C’est vrai ; mais nous nous reverrons l’année prochaine, à Cormeuilles.

— Oui, et puis il faudra nous quitter encore. Le temps me paraît si long, Jeannette, quand tu n’es pas là !

— A moi aussi, il paraît long sans toi. Mais écoute. Quand tu seras grand, nous pourrons nous marier.

— Il y a longtemps que j’y pense. L’ennuyeux, c’est qu’il faut attendre beaucoup.

— Jusqu’à quel âge ?

— Ça dépend. Hier, j’ai entendu ton papa qui demandait au mien : « Comment Claude, l’homme d’écurie, a-t-il pu se marier avant d’avoir tiré au sort ? » Et papa a répondu : « Lui et sa future s’étaient arrangés pour rendre la chose indispensable. » Je ne sais pas comment on fait ; mais ce doit être facile, puisque Claude, qui est si bête, a pu le faire.

Et, sur cette belle résolution, la jeune fiancée suivit sa bonne, qui venait la chercher pour la mettre au lit.

Le lendemain matin, à cinq heures, un grand omnibus attelé de deux postières hollandaises et chargé de malles attendait devant le perron du château. Sur le siège, le marquis de Cormeuilles, des guides et le long fouet de poste en main, hâtait les derniers adieux ; car il avait une longue traite à fournir pour regagner son habitation, située dans le département voisin.

Enfin, les grandes personnes échangèrent les derniers baisers et les dernières poignées de mains. La pauvre Jeanne, les yeux humides, ne pouvait s’arracher des bras de son ami, qui, le front entouré de compresses, faisait tous ses efforts pour se montrer homme et pour dominer son émotion. La voix du marquis se fit entendre, plus sévère, et sa fille se hâta de monter en voiture. L’équipage pesamment chargé s’ébranla aussitôt et le bruit des grelots s’éloigna dans l’avenue, tandis qu’une petite tête se penchait encore à la portière en criant :

— Au revoir, vieux Guy ! A l’année prochaine.

L’année prochaine…!

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