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La meilleure part

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LA MEILLEURE PART

I

— C’est trop fort ! s’écria le grave monsieur Perraudin, précepteur du jeune Guy de Vieuvicq, en faisant gémir sous lui l’antique fauteuil en tapisserie qui lui servait de chaire professorale. Je n’ai rien vu de pareil dans ma longue carrière ! Traduire positis membrana capillis par une perruque ! On n’a pas idée d’une chose pareille.

— Moi, je trouve l’idée assez naturelle, répondit avec flegme un beau garçon de douze ans, très occupé à décorer de sculptures primitives sa table de sapin noirci. D’ailleurs, Térence est trop difficile pour moi.

— Alors, monsieur, on ne traduit pas. On respecte la pensée du poète, si l’on ne peut la saisir. Faites-moi le mot à mot de cet hémistiche, je vous prie.

— Membrana, une membrane ; positis capillis, sur laquelle on a posé des cheveux ; n’est-ce pas ainsi que se fabriquent les perruques ?

— Ah ! vraiment ? Eh bien, monsieur, écoutez mon mot à mot, à moi : Membrana, une peau, positis capillis qui a perdu ses poils. C’est-à-dire, monsieur, en bon français, un parchemin. Le rhéteur arrive avec son parchemin sous son bras. Le bon sens indique suffisamment qu’on ne vient pas faire la classe avec sa perruque dans son portefeuille.

— C’est dommage, fit l’élève, en jetant sur les mèches postiches de son précepteur un regard irrévérencieux. Ce serait drôle, quelquefois.

Du moment qu’il s’agissait de lui-même, et non plus de Térence, le grave Perraudin retrouva tout son calme.

— Monsieur, dit-il, j’informerai monsieur le comte et madame la comtesse de ce trait de causticité déplacée. En attendant, vous aurez un très mal, aujourd’hui, pour la discipline ; et, sans préjudice d’une autre punition plus sévère, vous allez m’écrire six fois, avant de sortir d’ici, le verbe : J’ai trop d’esprit pour mon âge. Vous entendez, monsieur, six fois !

Là-dessus le pédagogue prit son chapeau et quitta la salle d’études, installée dans une vieille tour du château, non sans emporter la clef de la porte massive, fermée à double tour.

— Vieux cuir à rasoir ! grommela Guy qui avait fréquenté, durant les vacances, de jeunes voisins, élèves de Vaugirard.

Cinq minutes après, il travaillait activement à la fabrication d’un filet destiné à servir de tombe aux poissons de la Loue, petite rivière dont le château dominait l’étroite vallée.

Déjà, depuis une demi-heure, les mailles s’ajoutaient rapidement aux mailles lorsque, à l’entrée de la pièce, en dehors, un léger bruit se fit entendre. Comme de juste, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le filet inachevé fut réintégré dans les profondeurs d’un tiroir mystérieux. Et la plume de courir sur le papier, tout en haut de la page encore blanche, hélas ! Qu’allait dire le féroce Perraudin ?

Mais, au dehors, ce fut une douce et gentille voix d’enfant qui se fit entendre :

— Guy ! ouvre-moi.

Le personnage interpellé haussa les épaules et ne répondit pas.

— Guy ! reprit la petite voix, es-tu là ? Tu sais que je ne suis pas assez grande pour ouvrir. Viens goûter, et ensuite miss Cecil nous conduira à la promenade.

L’écolier obéissait toujours comme à une petite reine à l’enfant qui l’appelait pour la seconde fois. Il quitta son escabeau, s’approcha de la porte et, appuyant son front contre l’épais lambris de chêne :

— Pour t’ouvrir, il faudrait avoir la clef… et je ne l’ai pas.

— Qui donc l’a, alors ?

— C’est mon précepteur. Il m’a enfermé parce que je ne peux pas faire une chienne de version. Ainsi pas de goûter, pas de promenade et, bien sûr, pas de dîner.

— Comment ! pas de dîner ? fit la petite voix avec terreur.

— Dame ! on ne m’ouvrira que quand j’aurai fait six fois un verbe.

— Est-ce qu’il faut si longtemps ?

— Cela dépend comme on est disposé. Et je ne le suis pas du tout. Ainsi, va seule à la promenade, ma pauvre Jeannette.

— Oh ! Guy ! je m’ennuie tant quand tu n’es pas là !

— Si tu crois que je m’amuse ici ! Moi, à ta place, je sais bien ce que je ferais.

— Qu’est-ce que tu ferais ?

— Eh ! pardi, si tu vas trouver mon père, il me laissera sortir. Il fait tout ce que tu veux, papa.

— Tu crois ? je vais essayer, alors.

Et Guy put entendre les pas de la petite, qui s’éloignait en courant pour remplir son ambassade.

Un quart d’heure plus tard, après les explications, les promesses, les excuses nécessaires, le prisonnier était relâché, et il descendait la rampe escarpée qui conduit du vieux château féodal de Vieuvicq à la Loue, en tenant par la main une fillette de sept ans, ronde comme une boule, rouge comme une pomme d’api, dont les jambes faisaient de leur mieux pour suivre celles de son jeune compagnon.

Une gouvernante venait derrière, très occupée, vu son âge qui n’était plus la jeunesse, à conserver son équilibre à travers les pierres roulantes.

Arrivés au milieu d’un pont de bois qui traversait la jolie rivière, les deux enfants se retournèrent du côté de l’imposante demeure qui dominait le paysage de ses énormes pans de muraille. Sur la terrasse, deux hommes et deux femmes, jeunes encore, contemplaient, accoudés à la balustrade, l’étroite et fraîche vallée tout embaumée des senteurs de mai et le tableau formé par le jeune couple marchant côte à côte.

C’étaient M. et madame de Vieuvicq et leurs hôtes, le marquis et la marquise de Cormeuilles, les parents de Jeanne.

Guy agita son chapeau ; Jeanne, en personne qui veut que chacun ait son compte, envoya quatre baisers auxquels on répondit, de la terrasse. Puis les deux jeunes promeneurs disparurent dans le taillis, où, sur le tapis vert du gazon, les premières fleurs du muguet commençaient à étaler leurs clochettes blanches.

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