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La meilleure part

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IX

Certes, l’on aurait vainement parcouru les cinq départements de la Bretagne pour y trouver des matelas plus moelleux, des oreillers plus doucement parfumés de lavande que ceux du Gleisker. Cependant ils semblèrent à Guy de Vieuvicq plus durs que les tas de houille sur lesquels, jadis, il faisait de si bons sommes, durant les garages des trains de nuit. Il ne put fermer l’œil jusqu’au matin. Il venait de retrouver subitement, pour la quitter aussitôt, son existence des anciens jours, la vie qui aurait été la sienne si la main du sort ne l’avait jeté dans la voie plus rude de la pauvreté et du travail.

En revoyant Jeanne de Cormeuilles — car, dans sa pensée, il ne pouvait l’appeler autrement — il lui avait semblé que toutes les épreuves passées n’étaient qu’un songe. Avec son amie d’enfance, n’allait-il pas retrouver le toit paternel comme il était à l’époque heureuse où ils y jouaient ensemble ?

Hélas ! dans la vie, ce sont nos tristesses qui sont la réalité et nos joies qui sont le rêve. Aujourd’hui, Vieuvicq était une demeure déserte et fermée. Peut-être n’y rentrerait-il jamais. Et s’il y rentrait, ce serait pour s’y trouver seul.

Mais, sans qu’il pût s’en défendre, le passé disparaissait devant le présent. Comme la princesse du conte des fées, sa tendresse semblait s’éveiller d’un long sommeil. Seulement la princesse avait grandi, tout en dormant. Il avait peine à la reconnaître, tant elle avait changé. Au lieu d’une amitié naïve d’enfant, il se trouvait en face de quelque chose de compliqué, de fiévreux. Cet élément indéchiffrable l’inquiétait, lui dont le métier était de dégager les inconnues.

Il avait sondé trop de rivières dans sa vie pour ne pas se sonder lui-même. Avant que sa pendule eût sonné six heures, il en était à se demander s’il devait se réjouir, pour son repos, d’avoir passé devant le château de la Belle au bois dormant, et d’avoir trouvé la clef à la porte.

— Allons, mon fils, se dit-il en sautant sur son tapis, c’est fini de rire, maintenant. Il t’a plu de rêvasser au lieu de dormir, c’était ton droit. Maintenant fais-moi le plaisir d’aller planter tes piquets comme un brave ingénieur que tu es, si tu n’as pas oublié ton algèbre depuis hier au soir.

Tout le monde a lu, dans les contes de Gautier, l’histoire merveilleuse de ce pauvre curé de campagne qui, la nuit, devenait un jeune seigneur, aimé de la belle Clarimonde. Vieuvicq se faisait à lui-même, ce matin-là, l’effet du prêtre Romuald retrouvant son bréviaire après une nuit de fête au milieu des patriciens de Venise.

Mais hélas ! comme dans la légende, Clarimonde était bien morte !

Guy eut bientôt terminé sa toilette dans la grande chambre, qui aurait contenu sans peine son appartement de la rue Monge. Longtemps avant l’heure du départ, il se promenait sous la charmille déjà dégarnie, d’où l’on apercevait la façade postérieure de la maison. Ses yeux, à travers le feuillage jauni, se tournaient vers les deux seules fenêtres dont les volets fussent fermés encore. Sans doute elle dormait là !

Au bruit d’une espagnolette, il tressaillit et se rejeta derrière un tronc. La fenêtre s’était ouverte et, dans l’écartement des rideaux, M. de la Hunaudaye offrait aux caresses de la brise son placide visage rasé de frais. En même temps, à deux pas de Guy, un joyeux éclat de rire s’envolait, comme le chant de l’alouette matinale. Il se retourna ; Jeanne lui tendait la main.

— Pardon ! dit-elle, mais rien n’était plus touchant que de vous voir épier le réveil de votre ingénieur en chef.

— Mon Dieu ! madame…

— Madame ! Il m’appelle : madame ! Vous mériteriez que je renonce à mes intentions à votre égard. Car je vous ai promis une surprise, hier au soir ?

— Et vous venez de me la donner. Si jamais je m’attendais à vous voir levée à cette heure-ci !

— Il y a bien d’autres choses auxquelles vous ne vous attendez pas ! Comment comptez-vous aller à la rivière ?

— Mais, dans ce break qu’on attelle ; entre M. de la Hunaudaye et votre oncle.

— Eh bien, c’est ce qui vous trompe. Vous voyez ce panier qu’on attelle également ? C’est le mien, et c’est moi qui vous mène.

Ils partirent, ayant derrière eux un gars de quinze ans, élevé provisoirement aux fonctions de groom. De ses petites mains nerveuses, la jeune femme dirigeait l’équipage, au milieu des fondrières d’un chemin vierge de tout macadam.

— Politesse pour politesse, disait-elle. Vous m’avez traînée avec votre locomotive ; je vous traîne avec mon poney. On va moins vite.

— Oui, mais c’est moins salissant.

— Et l’on n’est pas mis à l’amende, quand on part trop vite. Vous souvenez-vous ? Moi qui vous ai accusé d’être ivre ! Pauvre ami ! elle a été dure, votre vie !

— Elle l’est encore. Non pas à cause du travail, car une journée pénible n’est rien quand on peut, le soir, dire à un ami ses fatigues ou ses espérances. Mais, vous devez le comprendre, il m’est difficile d’avoir autre chose que des camarades. Je suis absolument seul au monde et, si je mourais demain, ce serait ma vieille Françoise qui devrait s’occuper de mon rapatriement à Vieuvicq.

— Mais enfin, Guy, vous ne traverserez pas l’existence tout seul ?

— J’ai peur que si, du moins ; ma solitude sera longue encore. J’ai donné un seul but à ma vie : Vieuvicq. Si, quelque jour, je puis en rouvrir les portes à force de travail, je songerai peut-être à faire pousser de jeunes branches au vieux tronc. Mais qui peut dire si, alors, l’hiver n’en aura point, pour jamais, glacé la sève ? A la garde de Dieu ! Si telle est sa volonté, savez-vous ce qui me consolerait, Jeanne ? Ce serait de laisser, après moi, un de vos fils dans la chère maison. J’y ai beaucoup songé depuis hier soir.

Il fut étonné de voir qu’elle ne semblait pas l’écouter, très occupée, en apparence à croiser une formidable ornière.

— Il faudra du temps, beaucoup de temps, continua-t-il. Nos deux têtes seront peut-être blanches alors, mais quel jour que celui où vous rentrerez à Vieuvicq, chez moi, chez votre fils, chez vous !

— Guy, dit la jeune femme dont les joues étaient devenues plus roses, — les cahots de l’ornière, sans doute, — vous parlez de vous depuis une heure. Si vous vous donniez la peine de parler un peu de moi ? Vos projets pèchent par la base. Je n’ai pas de fils. Six mois après mon mariage, j’étais veuve.

Alors, très simplement, elle raconta son union avec un homme qui l’avait adorée. Le soir même, ils étaient partis pour l’Italie. A la fin du printemps, elle était revenue en France, traînant avec elle un mourant. La fièvre de Rome avait, en quelques semaines, dévoré cette jeune existence.

Depuis lors, elle vivait avec sa belle-mère, une sainte femme, et surtout une bonne femme. Isolées l’une et l’autre, elles avaient réuni leurs solitudes et leur existence se passait heureuse. Paris les gardait tout l’hiver, Cormeuilles tout l’été. Quelques courts voyages, un mois d’automne au Gleisker, chez son oncle, telles étaient les seules vacances de Jeanne, comme elle disait.

Guy l’avait laissée parler sans l’interrompre. Peut-être n’écouta-t-il pas beaucoup la seconde partie du récit. Heureusement, il fut dispensé de répondre ; car, aux derniers mots, ils atteignirent le bord du fleuve. Déjà un groupe d’intéressés et d’oisifs y attendait la commission.

D’abord il fallut étudier le terrain, sonder le sol, prendre des repères. Jeanne, qui était de celles que tout amuse, trottait à la suite de Guy, entre les touffes d’ajoncs encore encuivrées des dernières fleurs, ou sur le sable fin de la rive que le jusant découvrait. Comme une enfant gâtée, elle touchait à tous les instruments, se plaisant à dévier, avec une pointe de fer, l’aiguille des boussoles et riant beaucoup de voir, dans la lunette du niveau, l’image renversée de son oncle qui semblait marcher les pieds en l’air, comme une énorme mouche collée au plafond.

Parfois Guy s’arrêtait dans un calcul, tout heureux de la sentir, pour un instant, mêlée à sa vie.

— Mademoiselle Touche-à-tout, si vous continuez, on vous mettra en pénitence.

— Je vais être bien sage ; mais c’est si drôle, toutes ces machines ! L’année prochaine, Guy, il faudra venir faire un pont à Cormeuilles.

— Il n’y a pas de rivière.

— C’est vrai ; quel dommage ! Mais vous ne savez pas faire que des ponts. Nous trouverons autre chose.

Sans perdre de temps, le jeune ingénieur se remettait au travail. Mais, au milieu de ses x, pendant le déjeuner champêtre qui coupa la journée, au cours de ses conférences avec les députations qu’il était chargé d’entendre, il se sentait poursuivi par ces paroles dites le matin :

— Six mois après mon mariage, j’étais veuve.

Cependant, il s’était montré digne de sa mission et, plus d’une fois, M. de la Hunaudaye avait eu des hochements de tête approbatifs. Il avait enchanté tout le monde par son attention à écouter les dires de chacun, et, pour conclure, il laissait espérer une solution qui mettrait tous les intérêts d’accord. C’était un pont d’une seule volée, sans pile intermédiaire. La dépense serait forte, mais moins élevée qu’on ne l’avait supposé. D’ailleurs, il était permis de croire que l’État en prendrait sa part, car l’utilité stratégique de la ligne était évidente.

Le jeune orateur fut applaudi avec enthousiasme, même par les nombreux auditeurs qui ne comprenaient que le bas-breton. Mais lui, en ce moment, ne voyait qu’un visage dont le sourire lui disait en très bon français :

— Bravo, Guy !

Il retourna au Gleisker de la même façon qu’il en était venu. Le jour tombait et, d’un commun accord, son amie et lui évitèrent de tourner, même de loin, au sentimental.

— Vos quatre semaines de Bretagne doivent vous sembler longues, lui dit-il. Je suis sûr que vous êtes devenue une Parisienne renforcée et que vous détestez tout ce qui n’est pas Paris.

— On voit que vous me connaissez peu. Je me trouve bien partout où l’on me laisse faire mes volontés. Je vous laisse à penser, d’après cela, si je déteste le Gleisker, où l’on me gâte à journée faite. D’ailleurs, j’ai toujours été gâtée par tout le monde, à commencer par vous. Sérieusement, Guy, ne supposez pas qu’il y ait en moi uniquement une poupée parisienne, chaussée, coiffée, habillée à la dernière mode.

— Je ne suppose rien. Mais vous n’avez pas de devoirs dans la vie, vous êtes jeune et assez… agréable pour que tout vous entoure et vous fête.

— Vous êtes bien honnête de me trouver « agréable », dit la jeune femme en riant. Mais, en admettant que votre indulgence pour une amie d’enfance ne vous aveugle point, cela m’oblige-t-il à être ce que vous semblez croire ? Demandez à ma tante si je ne m’intéresse pas autant qu’elle à ses poulets, à son jardin et à ses pauvres. Et Dieu sait si elle en a, des poulets et des pauvres !

— Comme, jadis, ma pauvre mère !

— Demandez à M. du Falgouët si une promenade de dix kilomètres à pied me fait peur, si je ne commence pas à parler bas-breton. Et vous, monsieur l’ingrat, dites-moi si je puis me lever de bon matin et si beaucoup de femmes sérieuses, ou réputées telles, auraient du plaisir à sonder un marais, six heures durant, entre deux ingénieurs.

— Le fait est que nous ne sommes pas des gens bien drôles.

— Ai-je eu l’air de m’ennuyer avec vous ? Cher Guy ! je veux vous convaincre que je suis fière de vous, fière de votre valeur, sans laquelle vous ne seriez pas ici, fière de votre énergie, de votre courage. Sachez que je vous admire. Aux Aubrays, il y a cinq ans, si vous m’aviez appelée, vous auriez vu comme ma main aurait serré vos pauvres pattes noires.

— Merci, Jeanne ! Vous me faites oublier bien des misères passées. Vous êtes donc toujours la même petite fille qui, au temps jadis faisait lever mes punitions ?

— Et je la serai toujours. Dans trois semaines, venez me voir à Paris. Venez souvent, et ne dites plus que vous êtes tout seul au monde. Vous me le promettez, Guy ? vous promettez d’être toujours mon meilleur ami comme vous êtes le plus ancien ?

Il promit, remué au fond du cœur par cette parole qu’il sentait sincère.

Alors, sans rien dire, dans la nuit rendue plus sombre par les arbres du chemin, elle éleva sa main et, pendant une seconde, son petit doigt s’appuya sur les lèvres du jeune homme, comme pour sceller la promesse.

Le lendemain, au lever du soleil, M. de la Hunaudaye et Vieuvicq devaient dire adieu au Gleisker, celui-ci regagnant Paris, celui-là son chef-lieu. Fidèles aux traditions de la vieille hospitalité bretonne, M. du Falgouët et sa femme étaient debout pour assister au départ de leurs hôtes et présider à leur déjeuner, plantureux en dépit de l’heure matinale.

L’ingénieur en chef y fit honneur en conscience. Quant à Guy, le cœur serré par tant d’émotions diverses, il était assis devant sa tasse de thé, incapable d’en avaler une gorgée, et portant, sur son visage pâli, les traces de l’insomnie. Soudain, une porte qu’il regardait souvent vint à s’ouvrir, et Jeanne, après avoir dit bonjour à tout le monde, prit une chaise à côté de lui. Son agitation frappa la jeune femme et, en cet instant, elle devina que cet homme allait l’aimer de toute son âme.

— Eh ! bien, dit-elle, comme quinze ans plus tôt, vous ne mangez pas ?

— Si, balbutia-t-il, ou plutôt… il est un peu matin pour mon appétit.

— Je veux que vous mangiez, dit-elle.

De ses belles mains, elle avait étendu sur le toast doré un beurre digne de la table d’un roi. Elle présenta la tartine à Guy, l’obligeant à y mordre, tandis qu’à portée des lèvres du jeune homme, ses doigts blancs, coquettement, se retroussaient.

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