La meilleure part
XXVI
— Monsieur Hopkins, demandait Mawbray à son chef d’écurie, le lendemain matin, vous souvient-il de ce lad qui vendait, l’année dernière, des renseignements à un bookmaker de la rue de Hanovre ?
— Certainement, milord. Il m’a fallu deux mois pour le prendre la main dans le sac. Le gaillard se défiait, non sans raison. Il livrait les tuyaux à la femme de chambre d’une danseuse et, le lendemain, ou plutôt le soir même, la danseuse les repassait à ce pendard de Sadler.
— C’est par une agence que vous avez découvert la combinaison ?
— Oui, milord, et, malheureusement, j’y ai pensé trop tard. Un ami m’a indiqué Guérin et Cie, de la rue de la Michodière. J’ai expliqué le cas ; Votre Honneur m’avait donné carte blanche. « Soyez tranquille, m’a dit Guérin ; dans huit jours, vous serez fixé. » Il a mis trois semaines ; mais, comme il me l’a expliqué, il a dû faire observer dix-sept personnes, tenant de près ou de loin à l’écurie, plus une dix-huitième dont Votre Honneur ne se doute guère. Il me l’a avoué plus tard ; car nous sommes restés en relations, depuis lors.
— Peut-on savoir qui était ce dix-huitième, monsieur Hopkins ?
— Tout simplement Votre Honneur en chair et en os. Je l’ignorais, naturellement.
— Comment ! ce coquin me supposait capable de vendre des renseignements sur mes propres chevaux !
— Dame, à faire son métier, Guérin est devenu un peu défiant. D’ailleurs, Votre Honneur n’aurait pas été le premier.
— Alors, Guérin m’a suivi ?
— Pendant trois semaines, milord. Et même, si ce bavardage n’offense point Votre Honneur…
— Non, Hopkins ; bavardez, mon ami.
— Eh bien, il paraît que la danseuse recevait également les visites de Votre Honneur. Il y avait de quoi s’y perdre. Mais Guérin a été dans la police et n’est pas homme à donner longtemps sur une voie à contre-pied.
— Monsieur Hopkins, dit Mawbray, je désire parler à votre Guérin aujourd’hui même.
— Bien, milord. J’espère seulement que Votre Honneur voudra bien ne pas me brouiller avec un ami aussi utile et aussi…
— Dangereux. Soyez tranquille et faites vite. Je suis pressé.
Une heure plus tard, le chef de la maison Guérin et Cie se présentait devant lord Mawbray. C’était un homme de cinquante ans, mis proprement, bien que sans recherche, ayant l’aspect concentré et rassis d’un avoué de province tout à son affaire.
— Monsieur m’a fait demander ? dit-il sans perdre son temps en phrases et en politesses.
— Oui. Vous avez très bien réussi, l’année dernière, dans une…
— Dans l’établissement d’un dossier pour le compte de M. Hopkins.
— Ah ! vous appelez cela « établir un dossier ? » Parfaitement. Cette fois, il s’agirait d’en établir deux.
— Les noms ? demanda Guérin en tirant son portefeuille.
Mawbray dicta les noms et les adresses qui furent transcrites en caractères indéchiffrables pour tout autre que celui qui écrivait.
— Pas un intérêt d’écurie, cette fois ?
— Mon Dieu, si ; à peu près. Mais je ne demande que des faits. Je me charge de tirer les conclusions.
— Alors, un simple compte rendu des démarches journalières suffira. Faut-il se limiter aux démarches extérieures ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Voici. Nous avons deux catégories d’opérations. La première se borne à l’extérieur : telle personne est entrée dans telle maison. La seconde est illimitée : on est allé en cet endroit ; on y a rencontré celui-ci ou celle-là ; on y a dit ou fait telle ou telle chose. Pour la seconde catégorie, nous ne faisons pas les prix d’avance.
— Diable ! pensa Mawbray, l’année dernière j’étais dans la seconde catégorie. Mon dossier doit être curieux. Et vous pouvez tout savoir ? demanda-t-il.
— Tout, fit Guérin qui devenait loquace quand l’amour-propre du métier l’entraînait. L’année dernière, une dame dont nous établissions le dossier va chez sa lingère et essaye des… — il baissa la voix — des pantalons. Une heure après, quand elle rentra chez elle, le mari savait déjà que les vêtements intimes dont je parle étaient en batiste, fort enrubannés. Ce détail, dont mon client n’avait pas été à même de s’apercevoir, vu certaines lacunes de la vie conjugale, était, paraît-il, des plus importants et amena le résultat que nous cherchions.
— N’importe, fit Mawbray qui savait compter à ses heures. La première catégorie suffira. Quels sont vos prix ?
— Cent francs par jour pour l’ingénieur. Quant à la femme… Est-elle du monde ?
— Oui.
— Dépassé trente ans ?
— Un peu, je pense.
— Trois cents francs, alors. Mariée ?
— Non, veuve.
— En ce cas, deux cents seulement.
— Vous êtes un observateur, monsieur Guérin.
— Je n’ai fait qu’observer toute ma vie, répondit l’établisseur de dossiers en pliant son portefeuille et en saluant. Demain, monsieur recevra les premières feuilles, dont l’envoi quotidien continuera jusqu’à instruction contraire.
— Combien vous faut-il d’avance ?
Le personnage laconique ne répondit que par le geste d’un homme froissé et disparut, sans qu’on entendît la porte se fermer.
Le courrier du lendemain apporta à Mawbray les premières « feuilles ». C’étaient des carrés de papier sans en-tête, portant, pour unique suscription, l’une : monsieur, l’autre : madame. Au bas, cette note, faisant foi d’une rigoureuse délicatesse : « Pour la première journée, la moitié seulement des honoraires stipulés sera perçue. »
Chaque matin, pendant huit jours, les rapports de l’agence Guérin et Cie arrivèrent. Le dossier de madame n’offrait rien d’intéressant. La veuve Hémery menait la vie d’une petite maîtresse qui se dorlote, reste tard au lit, ne sort que par le beau temps, un jour pour commander un chapeau, le lendemain pour montrer une robe à l’Hippique ou à quelque sermon de carême. D’ailleurs, pas plus d’amant que sur la main.
— Elle soigne son salut, se disait Mawbray en ricanant.
Peut-être qu’elle soignait tout simplement les marques bleues de ses épaules, et n’était pas disposée à témoigner à tout le monde la même confiance qu’à Vieuvicq.
Quant à celui-ci, l’emploi de son temps ne variait pas. Les matinées se passaient chez lui ou en courses. Il allait à son bureau, mais rarement. Chaque jour, il courait les fondeurs en cuivre, les tourneurs, les serruriers aux quatre coins de Paris. Deux fois, on le suivit au bureau des brevets d’invention.
Mais, l’après-midi, c’était une autre histoire. Autant de feuilles, autant de fois la mention suivante qui semblait stéréotypée :
« Entré à deux heures au no 28 de la rue Delambre. Sorti à six heures. »
En somme, il résultait de l’examen des dossiers : que, contrairement aux suppositions de lord Mawbray et de quelques âmes charitables, madame Hémery et Vieuvicq semblaient ignorer leur existence respective.
Que ni l’un ni l’autre ne mettaient le pied à l’hôtel Rambure.
Que le jeune homme passait tous ses après-midi rue Delambre.
Les deux premiers points, seuls, intéressaient le client de l’agence Guérin et Cie. Déjà, il avait commencé à écrire un billet pour arrêter les frais et demander son compte. Mais, après réflexion, il se ravisa, et la note suivante partit pour la rue de la Michodière :
« Savoir chez qui monsieur se rend chaque jour rue Delambre. »
Le surlendemain, le rapport quotidien portait, comme toujours :
« Entré à deux heures au no 28 de la rue Delambre. Sorti à six heures. »
Mais ces lignes étaient complétées par les suivantes :
« (Deuxième catégorie) La personne se rend chez un M. Guy. On suppose que ce dernier et son visiteur ne sont qu’une seule et même personne. Sans doute Guy est un nom d’emprunt. Concierge très difficile et aucun domestique dans l’appartement. »
Au bas de la feuille, on avait écrit au crayon rouge :
« Frais supplémentaires (2e cat.) — 200 fr. »
— Halte-là, dit lord Mawbray après avoir lu. Monsieur Guérin me coûte trop cher. Il n’est pas juste que ce soit moi qui paye tout.
Et, par dépêche cette fois, il envoya cet ordre :
« Affaire terminée. Envoyez compte général. »
Puis il alluma un cigare et songea au meilleur moyen d’informer une belle dédaigneuse qui tournait trop au sentimental, depuis trois semaines, que son fidèle berger gardait des brebis en ville.
Mais ses réflexions le convainquirent de la nécessité d’éclairer les situations, avant toute chose. Il tenait une arme. Encore était-il bon de savoir comment s’en servir. S’agissait-il d’écarter un rival gênant, sinon dangereux, ou de l’entraîner définitivement dans sa perte, si, pour lui-même, tout espoir était perdu ?
Une seule personne pouvait utilement le renseigner à cet égard ; c’était madame Hémery. Avait-elle livré à Jeanne les fameuses lettres ? Le soir même, il sonnait à sa porte.