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La meilleure part

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XIX

Ce fut vers ce temps-là qu’un incident surgit, dans l’existence du jeune ingénieur, qui devait la changer tout entière.

Un soir, la nuit presque tombée, il revenait d’inspecter un travail dont il était chargé. L’œil et l’oreille aux aguets, pour se garer des trains en marche et des manœuvres des machines, il traversait l’immense réseau de voies qui s’étend non loin des fortifications, sur le territoire de l’ancienne commune d’Ivry.

Soudain, en arrivant à l’un des embranchements les plus fréquentés, ses pieds s’embarrassèrent dans une corde de la grosseur du doigt, tendue à six pouces du sol et que l’obscurité l’empêchait de voir. Il tomba sur les genoux et sur les mains, sans se faire de mal, heureusement, mais non sans pousser une exclamation de colère. Au bruit, un vieil aiguilleur sortit de sa guérite vitrée et l’aida à se relever, sans savoir d’abord à qui il en avait. Mais, au bout d’un instant, il reconnut Vieuvicq.

— Oh ! monsieur l’inspecteur ! s’écria-t-il en ôtant précipitamment sa casquette, d’un air terrifié.

— Imbécile ! exclama le jeune homme. C’est vous qui vous amusez à tendre des pièges devant votre poste, au risque de faire estropier quelqu’un.

— Je vous demande bien des fois pardon, monsieur l’inspecteur. Ce n’est pas un piège et je n’avais pas cru mal faire.

— Mais enfin, qu’est-ce que cette ficelle ? demanda Guy habitué par ses fonctions à se rendre compte des moindres détails. Il y a là un mystère que je veux savoir.

— Ah ! pauvre homme que je suis ! moi qui n’ai jamais eu un mot de blâme ! on croit faire pour le bien d’un chacun, et il se trouve qu’on a fauté. Tout de même, pour sûr, s’il m’arrive de la peine, ce ne sera pas juste.

— Pas tant de paroles. Qu’est-ce que cette corde fait là ?

— Je ne savais pas que c’était défendu, monsieur l’inspecteur. Si j’avais su…

— Voyons ! voulez-vous répondre, oui ou non ? faut-il que je prenne d’autres moyens ?

— Ne vous emportez pas, monsieur l’inspecteur. Je vais vous expliquer l’affaire de mon mieux. C’est moi qui suis chargé de l’aiguille qui ouvre la voie sur laquelle nous sommes maintenant, laquelle va rejoindre la ligne de Ceinture.

— Oui, je sais ; après ?

— Comme de juste, je ne dois jamais ouvrir la voie, au moyen de ce levier que voici, sans abaisser d’abord cet autre levier qui fait tourner le disque dont vous voyez là-bas le feu rouge. C’est ce disque qui empêche qu’un train n’arrive sur moi, au moment où j’en envoie un autre en sens inverse.

— C’est connu. Mais je ne vois pas ce que cette corde vient faire là dedans.

— Vous allez le voir, monsieur l’inspecteur. Vous savez aussi bien que moi que nous sommes de service, nous autres, douze heures d’affilée, et quelquefois plus. Dame ! quand la fin du quart approche, on a parfois les yeux un peu lourds, faut pas dire le contraire, surtout quand on n’a plus vingt ans. Pour lors, supposez qu’un train siffle à l’aiguille, qu’on ouvre la voie, et qu’on oublie, par malheur, de fermer le signal ! Voilà du monde tué, du matériel démoli, la circulation interrompue, et tout le tremblement. Qui est-ce qui va en prison, alors ? Ça n’est pas vous, monsieur l’inspecteur, sauf le respect que je vous dois.

— Mais toute cette histoire n’explique pas…

— Faites excuse, monsieur l’inspecteur. Elle explique tout, comme vous allez voir. Moi qui n’ai rien d’autre à faire, tout le long du jour, que de penser au métier, je me suis dit comme ça : « Mon vieux père Morel, si tu prends un bout de corde et que tu amarres le levier de la voie au bras du signal, il n’y aura plus de danger qu’il arrive jamais du bobo. Si tu oublies de tourner le signal, impossible de changer la voie. La corde sera là pour t’empêcher de faire une boulette. »

Guy, devenu subitement très sérieux, n’essayait plus d’interrompre le verbiage du pauvre aiguilleur.

— Voyons, dit-il, essayez de faire fonctionner le changement de voie.

— Tenez, monsieur l’inspecteur, rendez-vous compte par vous-même. Il faudrait casser la corde. Tandis que, si j’abaisse d’abord mon signal, comme ceci, mon amarre devient lâche et ma voie peut s’ouvrir à volonté.

— Cela suffit, dit Vieuvicq après avoir, lui-même, éprouvé le système. Donnez-moi votre nom.

— Mon nom ? Oh ! monsieur l’inspecteur, ne mettez pas dans la misère un pauvre diable qui touche à sa retraite.

— Votre nom et votre adresse ? vous dis-je.

— Jean-Pierre Morel, aiguilleur de première classe, épela en tremblant le bonhomme, pendant que Guy prenait une note sur son calepin.

— Maintenant, écoutez-moi bien. Si vous parlez à qui que ce soit de ce qui vient de se passer, c’est votre révocation dans les vingt-quatre heures.

— Oh ! s’il ne s’agit que de se taire, monsieur l’inspecteur peut être tranquille.

— A présent, ôtez cette corde et qu’on ne la revoie plus.

— Inutile de le dire, fit l’homme en coupant le chanvre avec son couteau. Je veux qu’on me pende avec, si elle reparaît jamais. D’ailleurs, je ne la mettais que le soir, et vous êtes le premier qui l’ait aperçue.

Guy rentra chez lui, l’esprit entièrement préoccupé de ce que le hasard venait de lui découvrir. Il dîna en dix minutes, passa dans son cabinet, et fut une partie de la nuit devant sa table de travail à faire des croquis et des calculs. Le lendemain, de bonne heure, un rouleau de papier à la main, il se présenta chez le directeur de la Compagnie.

— Mon cher protecteur, dit-il, après avoir soigneusement refermé la porte, je vais vous montrer que je vous considère comme le plus honnête homme de France.

— Eh bien, mon ami, j’espère que vous ne me surfaites pas. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je pense absolument de même à votre égard.

— Voulez-vous, s’il vous plaît, examiner le dessin que je vous apporte, et la notice explicative ?

— Voyons. Qu’est-ce que vous avez là de curieux ?

Le directeur assura son pince-nez, prit le dossier et se mit à le parcourir, s’attendant à y trouver une étude de matériel comme il lui en passait, chaque jour, des douzaines sous les yeux. Mais, bientôt, il se courba plus attentivement sur les papiers étalés devant lui ; ses yeux s’agrandirent, puis toute sa physionomie exprima une émotion véritable.

— Oh ! mon Dieu ! disait-il tout en continuant son examen. Comment n’a-t-on pas songé à cela plus tôt ? que de morts auraient été évitées ! Comment un enfant n’a-t-il pas trouvé cela ?

— C’est presque un enfant qui l’a trouvé : un pauvre aiguilleur qui sait à peine lire et écrire. Il y a des mois que le système fonctionnait devant sa guérite. Seulement il faisait avec un vieux bout de corde ce que j’obtiens, dans mon projet, d’une façon moins primitive. Mais toute l’idée est de lui.

— Et dire que personne, avant vous, n’a vu le bout de corde !

— Je ne l’ai vu moi-même que parce qu’il a failli me faire tuer en tombant.

— Eh bien, mon cher, ou je me trompe fort, ou vous ne regretterez pas cette chute-là. Je crois que vous tenez une grande fortune.

— Je le crois aussi, dit très simplement Vieuvicq. Mais, comme, en pareil cas, on est toujours disposé à se faire illusion, j’ai voulu vous consulter d’abord, sûr que je n’ai rien à craindre avec vous.

— Oui, c’est une fortune, continua le directeur, comme se parlant à lui-même. Il n’est pas une Compagnie qui ne paye cinq cent mille francs la licence d’exploitation du brevet. D’ailleurs, le Gouvernement imposera l’appareil à toutes les lignes françaises. Et je ne parle pas de l’étranger ! Savez-vous que vous voilà plusieurs fois millionnaire, Vieuvicq ? Mais quel homme singulier vous faites ! Vous semblez trouver la chose toute naturelle, et, de nous deux, c’est moi qui suis le plus ému.

— J’attends, pour l’être, de savoir que mes millions arrivent à temps.

— A temps ! peste ! vous êtes difficile. Quel âge avez-vous donc ? A propos ; combien me donnerez-vous pour vous avoir empêché d’aller au Sénégal ? Vous souriez ? le diable sait ce que cache ce sourire. Mais, maintenant, parlons sérieusement. Je pense que vous n’avez dit mot à personne ?

— A nul autre que vous.

— L’aiguilleur ne parlera pas ?

— Il n’y a aucun risque. Il a bien trop peur d’être révoqué ou puni. Pauvre vieux ! il ne se doute pas qu’il mourra dans la peau d’un propriétaire ; car je lui ferai sa part.

— Mon bon, souvenez-vous bien qu’un brevet se vole plus facilement qu’une montre. Vous n’en avez pas l’expérience, mais, moi, je l’ai. Votre idée tient tout entière dans trois ou quatre mots. Qu’un autre la surprenne et soit plus expéditif que vous, bonsoir ! voilà vos millions envolés.

— C’est évident.

— Donc, remportez-moi ces papiers, serrez-les dans un tiroir et prenez garde de ne pas égarer la clef. Ne perdez pas une minute pour déposer votre modèle au bureau des brevets. Laissez de côté tout autre travail. Je vais vous donner un congé en règle, pour cause de maladie. Ne remettez plus les pieds ici avant que tout soit fini. Ayez soin, surtout, de commander les pièces du modèle à plusieurs ouvriers différents. Puis, quand tout sera prêt, trouvez un coin d’atelier et montez l’appareil vous-même. Que diable ! vous n’avez pas encore oublié votre ancien métier de mécanicien. Et maintenant partez ; mais, auparavant, venez que je vous embrasse comme ferait votre père si nous avions le bonheur qu’il vécût encore.

Les deux hommes se tinrent un instant pressés dans une étreinte cordiale.

— Vous l’avez remplacé pour moi, dit Vieuvicq. Du fond du cœur, je vous remercie.

— Je suis tout triste, au milieu de ma joie, de penser que ceci nous sépare ; car vous n’allez pas faire long feu chez nous. Il faut que je vous cherche un successeur.

— Ne vous pressez pas, répondit Guy avec une tristesse bien peu explicable en un pareil moment. Peut-être aurai-je besoin de travailler encore longtemps.

— Pas pour gagner votre vie, toujours ?

— Non. Pour gagner quelque chose de plus difficile : l’oubli.

Là-dessus, il roula ses papiers et s’en alla sans rien dire, l’air fort pensif. Ceux qui le rencontrèrent dans l’escalier ne pouvaient guère se douter qu’il portait des millions sous son bras.

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