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La meilleure part

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XXV

Les dernières paroles de Vieuvicq avaient laissé Jeanne dans un état de surexcitation difficile à décrire. Elle pressentait un mystère et son instinct lui disait que ce mystère cachait quelque chose d’heureux. Aussi elle en attendait l’explication avec une impatience fiévreuse et, souvent, elle avait envie d’écrire à Guy : « Venez ! je ne puis rester longtemps dans cette incertitude. J’ai besoin de croire de nouveau en vous comme autrefois ! »

Car c’est cela surtout qu’elle désirait : croire en lui ! Et cependant les heures étaient nombreuses et longues où la défiance restait la plus forte. C’était si difficile d’admettre qu’il eût dit la vérité et que l’autre eût fait le mensonge ! Ce qui la désolait, c’est que jamais, peut-être, elle ne pourrait savoir qui des deux l’avait trompée. Dans toute sa vie, quelle que fût sa destinée, ce doute la suivrait.

Mais pourquoi Guy lui avait-il parlé de lord Mawbray comme d’un danger pour elle ? pourquoi, ayant été si loin, avait-il refusé d’en dire davantage ?

Il lui semblait qu’elle vivait entourée d’ennemis ; elle n’osait plus voir personne. Elle ne sortait plus, se disant malade. A son grand soulagement, la dernière semaine du carême avait interrompu les réceptions de l’hôtel Rambure.

Lord Mawbray s’était présenté plusieurs fois rue de Varenne et avait trouvé la porte fermée, ce qui le rendait fort perplexe. Madame Hémery avait-elle accompli sa menace et livré ses lettres ? Il ne pouvait le croire. D’ailleurs, en réponse à l’envoi d’un œuf de Pâques somptueux, il avait reçu quelques lignes un peu froides, mais n’indiquant nullement une rupture. Cependant il observait, dans la marche des choses, un temps d’arrêt bien marqué et il avait résolu, à part lui, de ne pas prolonger au delà du printemps qui commençait une incertitude dont il se sentait mortifié.

Déjà, quand il paraissait dans un salon, il saisissait des regards d’intelligence, il devinait des questions posées derrière l’éventail, auxquelles on répondait par ce mouvement d’épaules qui signifie :

— Ma foi ! je n’en sais pas plus que vous.

Un des derniers jours de mars, comme il entrait au Concours hippique, où son mail devait prendre part au défilé, il trouva sur la piste, encore encombrée par le public, madame de Bélorgelle exhibant aux amateurs de beautés dodues les coupes savantes d’un corsage ultra-collant. Elle causait avec Rochetorte et Javerlhac et paraissait rire beaucoup aux histoires que lui débitait ce dernier ; car elle était d’une gaieté exubérante. En public elle se hâtait de rire de tout, comme Figaro, non qu’elle eût peur d’en pleurer, mais elle avait de jolies dents et ne craignait pas qu’on le vît. A l’approche de Mawbray, les yeux du trio se fixèrent sur lui et Javerlhac resta coi, se pourléchant les lèvres, ainsi qu’un chat dont l’écuelle s’est renversée avant qu’il ait fini de boire son lait.

— On n’attendait plus que vous, dit madame de Bélorgelle ; mais on vous a vu entrer et voilà la tribune du jury qui s’agite, ô grand homme de cheval ! Pour peu que la chance s’en mêle, trois journaux du matin raconteront demain que j’ai eu l’honneur d’être vue causant avec vous.

Mawbray semblait de méchante humeur.

— Bah ! fit-il. Si les reporters veulent s’en donner la peine, ils pourront dire sur vous des choses plus intéressantes.

— Flatteur ! répondit la dame, habile dans l’art de ne pas comprendre les allusions désagréables. Puisque vous êtes en veine d’amabilité, donnez-moi votre bras jusqu’aux tribunes. Dieu sait si nous vous aurons encore à notre service, l’année prochaine.

— Tout est plein, dit Mawbray, sans relever l’intention contenue dans ces paroles. Je n’aperçois pas une place vide.

— Suivons les gradins. Nous finirons bien par en trouver une. Ah ! voilà madame de Monguilhem qui est venue voir défiler son attelage.

— Elle est sûre d’un prix, dit Javerlhac, si ses chevaux sont aussi bien dressés que son mari.

— J’espère qu’ils sont moins fatigués. Il maigrit à vue d’œil.

— Dame ! on l’attelle tous les jours, du matin au soir.

— Il faut croire qu’il préfère n’être pas relayé.

— Pardon, fit Rochetorte, la duchesse me fait signe ; il faut que je vous quitte.

Et il s’éloigna fort affairé.

— Elle ne lui fait pas signe du tout, reprit Javerlhac en regardant une femme aux cheveux grisonnants et au teint coloré. Elle se gratte le nez et parle à sa fille. Mais Rochetorte se figure toujours que les duchesses l’appellent.

Madame de Bélorgelle, en sa qualité de femme non titrée, n’aimait point les couronnes des autres.

— Oui, répondit-elle, le trèfle l’attire. C’est pour cela qu’on le voit si enflé. Ah ! voici la belle Hémery qui fait son entrée. Comme elle s’habille, cette femme ! Toutes les choses qu’elle porte sont des modèles.

— Peuh ! fit Javerlhac, pressentant qu’on allait s’amuser un brin, je ne trouve pas, moi. Qu’est-ce que vous lui voyez de si extraordinaire ?

— Rien, pour vous autres hommes, mais une femme ne s’y trompe pas. Sa robe est en drap et sans garniture ; seulement ce corsage-là vient de chez Laferrière, qui les fait payer le même prix, qu’ils soient de velours ou de serge. Et regardez-moi comme elle est chaussée ! Et quels dessous ! Je voudrais lui demander son secret, à cette veuve sans fortune.

— Son secret ? lord Mawbray vous le dira tout comme moi. Il consiste précisément dans son veuvage et… dans ses dessous.

Le grand homme de cheval jeta un regard peu tendre sur celui qui venait de parler ; mais, ne se sentant pas de force, il garda le silence.

— Enfin, continua madame de Bélorgelle en s’adressant à l’Anglais, je vois avec plaisir que cette intéressante personne est encore de ce monde et que votre belle amie ne l’a pas tuée.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mawbray.

— Faites donc l’ignorant ! Vous savez mieux que moi ce qui se passe à l’hôtel Rambure, peut-être, à moins qu’on ne vous ait fermé la porte, à vous aussi.

— Qui vous a dit qu’on avait fermé la porte à quelqu’un ?

— Ma foi, si vous étiez venu cinq minutes plus tôt, vous auriez entendu le marquis de Rochetorte raconter l’histoire. Il paraît que la pauvre Hémery a eu des bontés pour une espèce de chat familier qui garde le coin du feu, là-bas. Et la jeune madame de Rambure n’entend pas que ses animaux domestiques s’aillent promener sur les toits du voisin.

— Quel cancan a encore fait le marquis ? interrogea Mawbray en regardant Javerlhac.

— Je n’y ai pas fait grande attention, répondit celui-ci, fort occupé à examiner ses manchettes. Il paraît que madame Hémery et Vieuvicq ont une intrigue, et l’on ne veut pas que l’hôtel Rambure abrite leurs entrevues. Du moins, voilà ce que j’ai compris.

Mawbray était de l’humeur jalouse et débauchée d’Henry VIII, qui, sur un soupçon, faisait tomber la tête d’une maîtresse aussi bien que celle d’une femme légitime. Il se voyait sacrifié des deux côtés, sacrifié pour le même homme. Le sang lui monta au visage, et, comme la cloche sonnait, il en prit occasion pour abandonner madame de Bélorgelle et Javerlhac. Mais ce ne fut pas vers les écuries qu’il se dirigea. Sans faire attention à personne, il sortit du palais de l’Industrie et laissa son mail défiler tout seul sous la conduite de son premier piqueur.

— Eh bien, dit Javerlhac à sa compagne, vous venez de faire un joli coup !

— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda-t-elle d’un petit air innocent.

— Vous êtes cause que madame Hémery sera obligée de changer de couturière, pour cause de diminution dans son budget.

— Bah ! ce n’est pas de couturière qu’elle changera. Ainsi c’est Mawbray qui ?… Franchement, Rochetorte aurait bien pu me prévenir. Mais que devient donc le mariage de cette petite évaporée de Rambure ? On le disait fait.

— Oh ! il ne l’est pas encore. Dans tous les cas, vous ne pleurerez pas s’il manque ; car vous la détestez.

— C’est une poseuse qui dit du mal de moi.

— Elle le dit de si loin ! répliqua Javerlhac, qui savait que le grand grief de madame de Bélorgelle était de n’être point reçue chez Jeanne.

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