La meilleure part
XI
La belle-mère de Jeanne aurait pu être sa grand’mère, car elle dépassait notablement la soixantaine. C’était l’antithèse vivante de sa belle-fille et ce contraste entre leurs natures était, comme il arrive souvent, l’une des causes de leur bonne harmonie. Elle était grande, droite encore, sobre de gestes, avec une parole un peu lente, dont elle n’était pas prodigue.
Depuis la mort de son mari, survenue quelque trente ans plus tôt, on ne lui voyait que des vêtements de laine noire, mais remarquablement soignés et aussi élégants que le comportait son âge. Son linge n’était que de batiste unie, mais éblouissant de blancheur. Juste assez jolie, dans son temps, pour n’être point aigrie de l’amertume fréquente chez les laides, elle n’avait jamais eu cet éclat qui donne des succès ou, du moins, la facilité d’en obtenir. Maintenant, c’était une femme aimable, indulgente, ayant pris de bon cœur son parti de la vieillesse et sachant, ce qui est plus difficile, se résigner à la jeunesse des autres.
Brisée une première fois par la perte de l’homme à qui elle avait consacré sa vie, elle avait vu, à la mort de son fils, périr de nouveau son bonheur à demi ressuscité. Quand son unique enfant lui avait été enlevé en plein bonheur et en pleine jeunesse, elle s’était sentie prise d’une tendresse passionnée et douloureuse pour la jeune femme à qui son bien-aimé avait dû les plus belles heures de son existence.
Qui n’a vu, de même, une mère en deuil couvrir de baisers le dernier jouet resté dans le pauvre berceau vide !
Le bon cœur de Jeanne s’était prêté, dès le premier jour, à ce sentiment auquel elle pouvait si peu s’attendre. A ce désespoir sans consolation possible, elle mêla pieusement ses propres larmes, qui étaient celles d’un regret sincère plutôt que d’un grand amour à jamais pleuré. D’ailleurs, son bon sens remarquable lui fit comprendre bien vite l’avantage qu’elle pouvait retirer de la présence d’une personne respectable par son âge, et qui serait, en la prenant bien, le moins désagréable des chaperons.
Elle la prit si bien, que le résultat dépassa son attente. Les deux femmes continuèrent à vivre ensemble, madame de Rambure tenant la maison avec un ordre et une entente remarquables, et suivant partout sa belle-fille, d’un regard d’affection jalouse qui semblait le reflet posthume d’une tendresse d’outre-tombe.
Madame de Rambure, à qui Jeanne racontait tout, n’ayant d’ailleurs rien à cacher, savait déjà l’histoire de Guy. Ce qu’elle avait appris lui faisait attendre l’apparition du jeune homme avec une curiosité bienveillante, mais aussi avec une crainte instinctive. Cet ami d’enfance si fidèle au souvenir, n’allait-il pas être un rival pour l’époux si vite disparu ?
Adroitement, la vieille femme avait questionné Jeanne et s’était sentie calmée en constatant que l’amitié seule, sans le moindre mélange de romanesque, était en jeu. Mais elle ne s’attendait pas à voir Guy paraître si vite, et cet empressement lui causait un secret déplaisir, qu’elle eut quelque peine à cacher d’abord.
— Ma mère, dit la jeune femme, je vous présente mon plus vieil ami, puisqu’il l’a été quand je ne parlais pas encore.
Madame de Rambure salua, plus cérémonieusement que ne comportaient les circonstances, et, levant sur le jeune homme ses yeux où de longues journées de larmes avaient laissé leur trace, elle l’examina un instant avant de répondre.
Vieuvicq achevait sa trentième année. C’était un homme de taille élevée, mince, d’une rare harmonie dans l’ensemble des formes. Ses cheveux noirs, coupés court, ses moustaches fines et droites, ombrageant une bouche charmante qui était celle de sa mère, son nez au profil vigoureux, lui donnaient, à première vue, l’aspect d’un bel officier. Mais les yeux n’avaient rien de l’insouciance du soldat. Profonds, séduisants, quoiqu’un peu austères, ils indiquaient la pensée, la volonté, la force.
La plupart du temps, ce mâle visage, d’abord, intimidait les femmes. La belle-mère de Jeanne, personne modeste et dépourvue de cet aplomb grâce auquel, de nos jours, une jeune fille de dix-huit ans ne s’étonne de rien, ne put échapper complètement à cette impression troublante.
— Monsieur, commença-t-elle, les vrais amis sont une chose précieuse, et j’aime trop ma belle-fille pour ne pas me réjouir…
Elle s’arrêta, s’apercevant qu’elle disait le contraire de ce qu’elle avait résolu de dire. Mais Jeanne intervint avec son tact de femme. L’adroite personne avait décidé que ces deux êtres vivraient en bonne intelligence sous son empire.
— J’ai beaucoup parlé de vous à Guy, ma mère, reprit-elle. Il sait combien vous êtes bonne et combien je vous suis attachée. Ses parents n’existent plus ; il est seul et voué à une carrière qui remplit sa vie. Mais il m’en a promis une petite part et, quand il viendra ici, j’espère que vous l’accueillerez bien. Vous savez ce que c’est que de vivre avec le regret de ceux qui ne sont plus.
Ah ! oui, celle-là savait prendre sa belle-mère. Que pouvait répondre la pauvre vieille, déjà émue, sinon :
— Quand vous voudrez, monsieur, vous serez le bienvenu, si la conversation d’une vieille femme en deuil ne vous effraye pas.
Guy s’inclina, et baisa respectueusement la main qui lui était tendue. Quand il se releva, il rencontra dans la glace le regard malin de Jeanne, toute contente de voir que les choses s’arrangeaient à sa guise.
Il fallait poursuivre ces avantages. Vieuvicq, en homme bien élevé, offrit le bras à madame de Rambure pour descendre l’immense escalier aux marches de pierre légèrement usées. Jeanne les suivait, escortée de Juliette, dont les mains ne pouvaient suffire à porter d’innombrables paquets.
Dans la cour, au pied des cinq marches du perron, un landau découvert attendait. L’équipage était irréprochable, simple mais de grand style. Les deux bêtes valaient cinq cents louis. Le cocher et le valet de pied pouvaient être cités comme des modèles de tenue.
Au bord du marchepied, la vieille dame ouvrait la bouche pour remercier celui qui la conduisait. Mais tel n’était pas le programme de Jeanne.
— Allons ! montez, dit-elle à Guy. Nous vous déposerons à votre porte.
Madame de Rambure étouffa un soupir, et, naturellement, ne dit rien. Le jeune homme, lui, ouvrit de grands yeux en entendant donner une adresse, rue de la Paix. Il demeurait rue Monge, à l’autre bout de Paris, et Jeanne le savait bien. Mais quelle femme admit jamais que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ?
D’abord on parla peu ; Guy regardait son amie, occupée à boutonner ses gants interminables, et plus charmante encore qu’au Gleisker, sous son délicieux chapeau de dentelles noires orné de roses. Et cependant, comme il regrettait le petit panier cahoté par les ornières !
L’équipage filait bon train. Pas un passant qui ne jetât sur Jeanne ce regard effronté et connaisseur du Parisien croisant une inconnue élégante. Pour elle, cette admiration de la rue l’amusait. C’est, à les entendre, celle que les femmes préfèrent à toutes les autres ; c’est leur suffrage universel. Il coûte parfois cher aux maris, d’ailleurs, comme l’autre, bien souvent, à la France.
Au tournant de la rue Castiglione, un phaéton traîné par deux alezans qui trottaient à la hauteur du mors frôla les roues du landau. L’homme qui conduisait salua profondément. La jeune femme fit un signe de la main ; sa belle-mère dissimula imparfaitement une grimace.
— C’est le fameux lord Mawbray, dit Jeanne. Le connaissez-vous, Guy ?
— Moi ? vraiment non. Qu’a-t-il donc fait pour être fameux ?
— C’est le propriétaire de Nice-Girl. Vous savez bien ? la pouliche qui a gagné le derby. Tenez, voilà des crins que j’ai coupés moi-même à la crinière de cet amour de bête, le jour de sa victoire à Chantilly.
Et la fervente admiratrice de Nice-Girl montra un des nombreux médaillons pendus à son mince poignet.
Guy, devenu rêveur, ne répondit pas.
Pendant trois heures, il suivit son guide de magasin en magasin, de fabrique en fabrique. Il la vit introduire son pied mignon, chaussé de soie bleue marine, dans des souliers en apparence plus mignons encore.
Il la contempla tandis qu’elle posait sur les ondes aux reflets métalliques de sa chevelure un gainsborough découpé dans une toile de Reynold.
Il la fit luncher chez Guerre. Il dut exprimer son avis sur une sortie de bal merveilleuse ; juger, en homme compétent, le mécanisme d’un en-tout-cas de chez Verdier ; dessiner, séance tenante, un modèle de chiffre pour du papier à lettres. Madame de Rambure assistait à toutes ces emplettes, silencieuse, son regard mélancolique, perdu dans le vide, ne donnant son opinion que quand on la demandait.
A sept heures moins un quart, le landau reprit à toute vitesse la direction de la rue de Varenne.
— Vous êtes un homme de ressource, dit Jeanne à son compagnon, et vous avez bon goût. Et puis, au moins, vous n’avez pas l’air de vous ennuyer dans les magasins.
Madame de Rambure ferma les yeux avec un mouvement pénible. Elle savait ce que voulaient dire ces paroles. Elle se souvenait de son fils, que les tournées de ce genre, au temps de la corbeille, avaient mis à la torture. Cette comparaison tacite, où l’avantage était à un autre, l’attristait.
Arrivée dans la cour de l’hôtel, Jeanne tendit le bout de ses doigts à Vieuvicq.
— Merci, dit-elle, et pardon de vous laisser si vite. Je dîne à sept heures rue François Ier et il faut que je m’habille.
— Mais il est sept heures moins cinq !
— On m’attendra un peu. Au revoir, cher ami. Venez après-demain au soir. C’est jeudi, je suis toujours chez moi. Vous promettez de venir ?
— Mais…
— Je ne veux pas de mais, je veux votre parole.
— Eh bien, vous l’avez.
— A la bonne heure. Maintenant, remontez en voiture, mes chevaux vont vous reconduire.
— Et comment irez-vous à votre dîner ?
— En coupé, avec un cheval de nuit. Ceux-ci ont fini leur journée.
— N’importe. Je vous remercie et j’aime mieux marcher.
— A votre aise, pourvu que je vous voie après-demain.
Et, avec un dernier sourire, elle disparut.