La meilleure part
VI
Un jour, — c’était vers la fin de son temps de service comme mécanicien, — Guy venait d’arrêter sous la grande halle des Aubrays l’express qu’il était chargé de conduire. La chaleur était étouffante. La sueur, la fumée, la vapeur grasse, la poussière des plaines brûlées de la Beauce avaient collé comme un masque sur son visage. Il eût été impossible de dire la couleur de ses vêtements. Avec sa barbe noire, ses paupières brûlées par le courant d’air, ses yeux ressortant, comme agrandis, sur le fond bistré des joues, il était effrayant à voir.
Bien vite, profitant de la courte halte, pendant que son second huilait les frottements et s’assurait qu’aucun coussinet n’avait chauffé, le mécanicien rafraîchissait à un robinet d’eau froide ses tempes qui battaient la fièvre et ses mains où les leviers brûlants avaient mis des ampoules. A trois pas de lui, près du fourgon des bagages, une voyageuse discutait au sujet d’une malle perdue, avec la pétulance d’une Parisienne et l’aplomb d’une jolie femme habituée à ce que tout lui cède.
Car elle devait être jolie, bien qu’on distinguât mal son visage abrité par un double voile de gaze grise contre la poussière de la route. Les plis flottants du pardessus de soie écrue laissaient apercevoir un élégant costume de foulard lilas. Sa coiffure était une toque légère, disparaissant sous un parterre de pensées. Sa taille, à la fois souple et riche de contours, était un modèle de grâce.
Le chef de train, pris à partie, répondait poliment, mais avec le calme d’un homme habitué à ces mésaventures. Il était désolé, mais, n’ayant pas le colis réclamé, il ne pouvait pas le donner. La caisse était restée à Paris, sans doute. On allait passer un télégramme et elle arriverait par le train suivant. On n’avait besoin que du signalement de l’objet ou de l’adresse, s’il y en avait une.
— Oui, sans doute, dit l’inconnue ; mon nom s’y trouve. Le voici.
L’employé avait tiré son calepin et attendait, prêt à écrire. Alors, lentement, touchant presque le pauvre mécanicien qui prenait garde de ne point l’effleurer de ses vêtements couverts de suie, elle dicta ces mots :
— Madame Guillaume de Rambure.
Involontairement, Guy étendit les bras, la poitrine gonflée par un cri que sa volonté eut peine à écraser sur ses lèvres.
Elle ! c’était elle, la petite Jeanne d’autrefois ! Il ne reconnaissait de l’enfant que sa voix si douce. Ah ! elle ne le repousserait pas s’il lui criait :
— Je suis Guy de Vieuvicq, ton vieux Guy, Jeannette ! Te souviens-tu ?
Hélas ! il vit ses mains et son costume. Comment pourrait-elle le croire ? Elle le prendrait pour un fou et s’enfuirait, affolée de peur, à la vue de ce démon. Non ! il fallait se taire. D’ailleurs, deux fois déjà, le timbre du tender s’était fait entendre.
— Est-ce que nous allons coucher ici ? grommelait le chef du train.
D’un bond, le mécanicien sauta sur sa plate-forme. Un coup de sifflet retentit, si long et si perçant, que Jeanne épouvantée porta les mains à ses oreilles. Elle ne se doutait pas de ce que lui criait ce hurlement du bronze. La main de Guy tremblait quand il tira la poignée du régulateur. Avec une saccade terrible, la locomotive s’élança, faisant grincer les barres d’attelage, renversant les voyageurs qui, debout dans les wagons, installaient leurs sacs et leurs valises.
Pendant ce temps-là, Jeanne disait au chef de gare qui la conduisait à la porte de sortie :
— Avez-vous remarqué ce mécanicien qui me regardait d’un air étrange ? Il a l’air d’un homme ivre. Comme je suis contente de n’être plus dans le train !
— Oh ! madame, il n’est pas ivre. Celui-là ne se grise pas. Mais je ne sais pourquoi il s’est mis en route si brusquement. Il sera à l’amende.
— Ce sera bien fait. Quand on pense que notre vie est dans les mains de ces gens-là !